L’élaboration d’un faux quiproquo : The Immigrant

Quid de l’implication spectatorielle ?

Une courte séquence, après la rencontre amoureuse de Charlot et de la jeune émigrante au moment du repas à bord du bateau, est assez explicite de la manière qu’emploie Chaplin dans la composition de son récit pour rendre le spectateur omniscient donc capable de distanciation par rapport à la diégèse. Dans la séquence du don d’argent les plans sont articulés au montage de la façon suivante.

Plan 1 Le trio de face : Charlot, la jeune fille qui console la mère du vol d’argent précédent, la mère effondrée. Charlot glisse de l’argent gagné au jeu sur le voleur dans la poche de la jeune fille sans qu’elle s’en aperçoive. Mais Charlot, hésitant dans ses largesses, recompte l’argent qu’il veut donner.
Plan 2 Plan taille sur un officier de marine épiant et surprenant Charlot en train de fouiller les poches de la jeune fille. Il se méprend.
Plan 3 Charlot recompte l’argent.
Plan 4 Même plan sur l’officier.
Plan 5 Charlot est en train de quitter la jeune fille et la mère.
Plan 6 Raccord dans le mouvement et décor en L : Charlot se trouve nez à nez avec l’officier qui l’arrête.
Plan 7 La jeune fille entre dans le champ. L’officier désigne du doigt la poche du vêtement de celle-ci. Elle y trouve l’argent et disculpe Charlot.
Résolution du quiproquo, l’officier sort dans la profondeur de champ, Charlot et la jeune fille sont heureux..

Il est intéressant de saisir ici comment Chaplin travaille la narration dans le sens d’un pacte de complicité avec le spectateur. Le but du réalisateur est double : bâtir un quiproquo pour inscrire Charlot dans le rôle d’une victime et pour susciter la pitié chez le spectateur. Dès le plan1, nous sommes complices de la générosité de Charlot et de ses hésitations quant à la somme à donner. La jeune fille et sa mère ignorent ce qui se passe. Au plan 2, nous prenons parti contre l’officier inquisiteur, victime d’une illusion d’optique. A partir de là Chaplin va jouer sur notre connaissance des montages antérieurs quant à la manière dont son personnage se heurte à la loi. Nous savons alors le personnage en danger et nous éprouvons comme lui le sentiment d’injustice. C’est le montage du plan suivant qui résout le quiproquo et libère le spectateur d’une tension passagère due aux souvenirs de récits antérieurs où Charlot devait fuir.

Un dernier point important reste à traiter. Peut-être mériterait-il d’être plus creusé. Chez Chaplin, le montage tente de résoudre les problèmes de temps. Mis à part les procédés habituels : éphémérides que l’on effeuille filmés en plan fixe, cartons explicatifs du temps qui passe, images de machines métaphoriques du temps qu’il faut pour parcourir les espaces (cf. la locomotive dans M.Verdoux), raccords dans le mouvement ou raccords-regards, flash back, ellipse etc. qui lui servent pour établir une chronologie narrative, Chaplin s’interroge, nous semble-t-il, à travers ses films sur sa relation au temps. Ainsi la pérennité du personnage de Charlot au coeur de son écriture cinématographique réalise un vaste montage d’un film à l’autre : les gags se font écho, le tramp garde sa jeunesse, sa fraîcheur et sa vitalité.

Examinons ces questions. Le personnage de Charlot jouit d’une éternelle jeunesse et participe de ce fait de l’illusion cinématographique qui rachète l’usure du temps. Il ne subit pas la dégradation et une certaine idéalisation de la vision s’instaure : Charlot devient un être mythique aux traits immuables. En cela il est bien un personnage de cinéma, comme J. Bond ou Zorro, échappant au temps historique. Sous cet angle il est bien le double fictif de Chaplin, bénéficiant d’une pérennité diégétique sans subir la métamorphose des ans. Il endosse des rôles successifs mais sans subir les contingences temporelles. Il échappe à la biographie, à la chronologie, aux époques d’une vie. Certes il fait des expériences de vie mais sans subir l’épreuve du temps qui passe et sans se soumettre aux horaires. Le temps n’aliène pas sa liberté et chaque film présente un être neuf d’où cette vitalité et cette grande plasticité du personnage. La récurrence de gags dynamiques et l’extrême fraîcheur des pantomimes sont une autre manière de nier le temps : les postures charlotesques inscrivent la jeunesse du corps souple et harmonieux.

En ce sens, le temps diégétique nie le temps historique jusqu’à Limelight. Pourtant l’interrogation est permanente et s’inscrit de manière récurrente dans la production chaplinienne. Que penser par exemple d’un film comme The Pawnshop placé dès l’ouverture sous le signe du temps - Charlot est en retard à son travail -, ponctué par la prégnance du temps - les réveils, les montres, les horloges investissent sans cesse le cadre- et trouvant son acmé dans la séquence centrale du réveil éventré par Charlot ? Situer le problème du temps dans la boutique d’un usurier pour qui “Time is money” c’est pour Charlot opposer sa dépense charlotesque dans la sphère de la fantaisie gratuite et pour Chaplin le moyen de dénoncer en creux le poids mort du temps, précisément parce que le temps ne se mesure pas et encore moins avec des horloges !

«  Ce qui revient au montage, en lui-même ou en autre chose, dit Deleuze, c’est l’image indirecte du temps, de la durée. » 85 Le temps vivant de Chaplin se réalise définitivement au montage, celui de Charlot au moment de la projection.

Cette négation du temps qui passe déjà par le refus du vieillissement de Charlot d’un film à l’autre est inscrite dans la stratégies de Chaplin En effet, il nie le temps par le seul fait que la narration est rarement chronologique : les histoires se fondent sur un moment d’existence sans limites temporelles dans la diégèse. Il est rarissime que des indications de dates soient données et ce qui intéresse Chaplin c’est l’espace occupé par les êtres, leurs relations ou leurs confrontations. C’est la traversée qui importe, la trajectoire non le temps qu’il faut pour parcourir. Le jour où le personnage sera taraudé par le temps (M. Verdoux) parce que celui-ci sera intimement lié à son occupation boursière pour laquelle chaque minute est précieuse, il en mourra. Mais il nous semble que Charlot est justement mort avant cette période-là. En réalité le problème du temps comme élément prégnant et destructeur va réellement exister dans les derniers films où Chaplin le résout par des métaphores filmiques : cheveu blanc du barbier juif montant à la tribune dans The Great Dictator qui révèle l’homme sage et humaniste, démaquillage de l’acteur dans Limelight qui met en relief le vieillissement ou craquèlement du masque soi-disant rajeunissant réalisé par la chirurgie esthétique dans A King in New York. Chaplin se serait-il alors définitivement substitué à Charlot ?

Notes
85.

G. DELEUZE, op. cit., p. 47