1- Le refus du parlant : La position personnelle de Chaplin

Comme le rappelle M. Chion 92 :

‘« C’est à partir d’une date symbolique, 1927, année du Jazz Singer (le Chanteur de jazz), que tout le cinéma antérieur fut déclaré rétrospectivement muet... » ’

Or, ce sont justement les talkies qui vont profondément irriter Chaplin Mais M. Chion voit clair lorsqu’il explique page 42 :

‘« C’est bien contre la voix que, sous le nom de parole, a protesté Chaplin. Le son, en revanche, ne le dérangeait pas, puisqu’il fit jusqu’en 1935 du cinéma sonore. »’

Dans My Autobiographycomme dans le montage des textes et propos recueillis par Marcel Martin 93 , Chaplin explique pourquoi il est contre les talkies.

‘« Les “talkies” ? Vous pouvez dire que je les déteste !... Ils viennent gâcher l’art le plus ancien du monde, l’art de la pantomime. Ils anéantissent la grande beauté du silence. »’ ‘« Les émotions extrêmes de l’âme sont muettes, animales, grotesques ou d’une indicible beauté. »’ ‘« Dans mes films je ne parle jamais. Je ne crois pas que la voix puisse ajouter à l’une de mes comédies. Au contraire, elle détruirait l’illusion que je veux créer, celle d’une petite silhouette symbolique de la drôlerie, un faites-passer muscade, non un personnage réel mais une idée humoristique, une abstraction comique.’ ‘Si mes comédies muettes procurent encore un divertissement d’un soir au public, je serai parfaitement satisfait... »’

Et il ajoute pour son film qui est sur le point de sortir juste un an après l’introduction du parlant :

‘« Je ne me servirai pas de la parole dans mon nouveau film Les Lumières de la ville. Je ne m’en servirai jamais. Pour moi ce serait fatal... Mais je me servirai de l’accompagnement musical synchronisé et enregistré. »’

La position ferme de Chaplin, qui peut s’expliquer par le fait que le personnage qu’il a construit et fait évoluer depuis 1914 remporte un réel succès auprès du public et constitue déjà un mythe, se verra confortée par l’extraordinaire triomphe de City Lights. Il est vrai que Chaplin sait maintenir l’implication spectatorielle au moment où les films introduisent les dialogues. Nous avons vu précédemment comment il savait orchestrer une narration et rendre sensible un discours amoureux.

Réfléchissons à ce qui fait de ce film qui sort sur les écrans en 1931 un défenseur du muet, démontrant ainsi que toute parole, narrative ou discursive, est vaine. D’abord un hymne à la vie qui tire son éclat de la qualité des lumières et de la poésie des tableaux où la bouquetière et Charlot se trouvent réunis. Mais aussi comment ne pas comprendre que seule une attention muette, un éblouissement sans voix et une tendresse infinie sont les seules ressources possibles devant l’éclatante beauté de la fleuriste, son dénuement et son impuissance. Il semble bien que Chaplin exprime ici l’idée que les images signifient plus que les mots, qu’elles impressionnent davantage le spectateur. Précisément sans doute parce qu’elles s’impriment sur la rétine en violentant notre personne tout entière. Elles font d’abord appel à notre capacité émotive et sensitive. Le regard de Charlot sur la bouquetière ou la lumineuse beauté de celle-ci ont une densité humaine que les pauvres mots auraient bien du mal à signifier. Chaplin a réussi à exprimer par une gestuelle juste et contenue, par des jeux de physionomie mesurés et tendres une émotion délicate et qui touche à l’universel. L’art du mime est ici porté à une perfection telle qu’en 1994 encore, au théâtre de la Colline, lors de la projection du film avec l’orchestre dans la fosse, le public, pourtant habitué aux bruits et à la fureur des films contemporains à succès, vibrait d’une émotion rare.

En outre, Chaplin sait allier dans ce film l’art du slapstick qu’il n’a cessé de faire évoluer depuis ses débuts au cinéma et les scènes dramatiques. Charlot a pris de la densité humaine et de la profondeur métaphysique. Il assume à lui seul, dans ce film, le poids de la condition humaine. Il n’est besoin d’aucune voix alors pour provoquer l’identification du spectateur.

Finalement le corps meurtri de Charlot à la fin du film et la blessure de l’âme sont au-delà de tous les discours. Nous suivrons d’ailleurs sur ce point l’analyse de M. Leprohon 94 :

‘« ...Automne... Entre les scènes finales et ce qui précède ce sous-titre, il y a un abîme, un immense inconnu de souffrances, de découragements, de solitude. Il semble que Charlot porte maintenant le poids de toutes ses détresses passées, le bilan de sa prodigieuse aventure. Ce pauvre gueux excite la raillerie des gosses des rues, ramasse des fleurs dans le ruisseau, se souvenant de son amour évanoui. Jamais il ne fut d’apparence si misérable ! Pourquoi ? Nous l’avons connu ainsi, déguenillé, livide, et cependant moins pitoyable. On cherche et l’on s’aperçoit tout à coup qu’il n’a plus sa badine, cette canne de jonc dont il ne s’est jamais dessaisi, qu’il avait traînée dans les asiles de nuit, les terrains vagues, les champs ensoleillés et les neiges du Klondyke...Cette badine impertinente dont il avait fait le symbole de sa dignité, de son dandysme loqueteux, si habile à faire choir les grotesques bonshommes et à attirer gentiment par le bras quelque blonde ingénue, cette badine, il l’a laissée en prison. Il s’est dépouillé de sa dignité... Serait-ce donc qu’il n’a plus aucun espoir ? »’

Ce film nous apparaît bien en définitive comme l’acmé du jeu muet de Charlot. Par la suite, la pression du parlant se fait sentir et Chaplin finira par l’accepter. Déjà nous pouvions penser que l’apport non négligeable des cartons soit pour la trame narrative soit pour prendre en charge le dialogue des personnages n’était pas sans poser quelques problèmes lorsque le récit se complexifiait.

Notes
92.

M. CHION, La voix au cinéma, Cahiers du cinéma, éd. de l’Etoile, 1982, p. 17.

93.

M. MARTIN, Charlie Chaplin, Cinéma d’aujourd’hui, éd. Seghers.

94.

P. LEPROHON, op. cit., p.307