2. Les cartons et le problème du Verbe. La spécificité de A Woman Of Paris.

Si les films des années 1914 à 1919 présentent une économie de cartons, les dialogues sont réduits à l’essentiel et les repères narratifs sont peu nombreux, en revanche on peut avancer qu’à partir de The Kidle nombre de ceux-ci augmentent sensiblement. La complexité narrative des longs métrages imposent d’informer plus largement le spectateur et, dans ce sens, les cartons sont un adjuvant précieux pour l’intelligibilité de l’histoire et pour mieux cerner les rapports humains. Toutefois, la pantomime de Charlot encore fort prégnante permet de doser leur utilisation.

Quand il réalise A Woman Of Paris le 1 octobre 1923, ce long métrage, fort proche par son rythme et son découpage des longs métrages hollywoodiens, contraint Chaplin, comme nous l’avons étudié précédemment, à user d’une grande quantité de cartons. Leur pléthore peut s’expliquer en outre de la manière suivante. D’abord, Charlot est absent de ce film, volontairement puisque Chaplin voulait faire montre uniquement de son talent de réalisateur. La pantomime disparue, donc le langage gestuel absent, il lui fallait suppléer par l’insertion de textes utiles pour un spectateur habitué au langage charlotesque. Ensuite il était nécessaire de rendre claire une situation romanesque alambiquée avec des rapports humains sophistiqués. On est ici très loin des slapsticks. Chaplin en effet élabore des stratégies amoureuses subtiles où il suggère des sentiments raffinés ; les personnages analysent les situations qu’ils vivent et le sens des scènes est rarement donné d’emblée. L’art de l’ellipse renforce cette quête du sens. Enfin on peut songer que Chaplin, bien qu’il vitupère un peu plus tard les “talkies”, a une prescience du parlant et en ressent certainement la nécessité. S’il condamne celui-ci c’est au nom de son personnage de Charlot

‘« Mon personnage cesserait d’être ce qu’il est dès l’instant où j’ouvrirais la bouche. » ’

Or,A Woman Of Paris fait précisément l’épreuve de la réalisation sans Charlot. L’emploi considérable des cartons dans ce film en montre la limite. Et si Chaplin résiste, c’est que Charlot revient en force dans The Circus et City Lights . Est-il surprenant de voir justement que le film qui suit A Woman Of Paris, à savoir The Gold Rush, est celui que Chaplin a cru bon de sonoriser en 1942 en lui ajoutant d’un bout à l’autre un commentaire verbal ? Quoi qu’il en soit, on trouve dans les films muets de Chaplin, selon F. Bordat « une véritable bande sonore imaginaire qui a son rôle à jouer dans la comédie. » 95

Comme nous l’avons soutenu, le spectateur d’hier et d’aujourd’hui ne rencontre pas de difficulté pour s’impliquer dans les films muets. Est-ce à dire que le personnage de Charlot est suffisamment éloquent pour exprimer ce qu’il y a de plus fondamental en l’Homme ? Poudovkine en 1944 le croit :

‘« Chaplin est doué de la manière la plus notable du don de susciter l’affection du plus vaste public. Il est un des très rares artistes à devenir guide spirituel de ses admirateurs. Avec une fascinante simplicité, parlant un langage compréhensible à tous, il fonde sur une description homérique des banlieues la subtile vérité de la vie intérieure de l’homme. L’appeler un “guide spirituel” n’est pas une exagération rhétorique. Ses films sont extraordinairement émouvants, chacun le sait. Mais ce bouleversement de nos sentiments ne peut en aucune manière être qualifié de sentimental. Il est de caractère élevé, il naît du travail profond et subtil de l’esprit d’un artiste qui connaît la vie, aime le peuple et croit en un avenir meilleur. Chaplin regarde la vie avec fermeté et franchise, sans jamais en oublier les côtés tristes. » 96

Chaplin avait conscience de l’universalité de son personnage et de l’écho qu’il rencontrait auprès du public. C’est pourquoi il était peut-être terrifié à l’idée de lui donner une voix, sa voix. Ne viendrait-elle pas détruire la silhouette qu’il affectionne tant et si rompue à la pantomime ?

‘« Quant à moi, je pourrais avoir la plus belle voix du monde que je resterais encore silencieux. La pantomime, qui est le plus ancien des arts, exprime mieux les émotions que la parole.
Enfin, avantage matériel sur la parole, la pantomime est un langage universel. Les petits Chinois, les petits Hindous me comprennent tous ; je doute fort qu’ils puissent jamais me comprendre aussi bien si je leur parlais chinois ou hondoustani... » 97

Il est également vrai pour Chaplin que le cinéma, les images seules sans la parole, est le nouveau langage de l’universalité. Bien des critiques ont reconnu aussi l’universalité du personnage.

‘« Il y a mythe parce que Charlot existe en tant que tel, indépendamment de M. Charles Chaplin qui est sous le masque, indépendamment des circonstances, des péripéties et de la logique des aventures auxquelles il participe. (...) Le mythe s’applique parfaitement à ce personnage qui est le symbole vivant de millions de “petits hommes” à travers le monde et dont la charge affective dépasse de beaucoup la personne de Chaplin ; pour s’en rendre compte par l’absurde, en quelque sorte, il suffit de songer à d’autres “mythes” cinématographiques, Greta Garbo, Marlène, Marilyn, James Dean : aucune comparaison possible. » 98

On peut, pour toutes ces raisons, comprendre que, pour celui qui avait fait carrière très tôt et réalisé avec brio et succès soixante courts métrages à vingt-huit ans, l’arrivée du parlant lorsqu’il en a trente huit et qu’il a encore tourné treize films dont des longs métrages, soit ressentie comme un véritable traumatisme.

Notes
95.

F. BORDAT, op.cit., p. 279 à 282.

96.

Allocution prononcée le 27 avril 1944 à Moscou.

97.

M. MARTIN, op. cit., p. 123,124.

98.

Ibid. op.cit, p. 100.