CHAPITRE VIII. L’UNITÉ DE CHARLOT COMMENCE A ETRE MENACÉE

1 - Un an après l’arrivée du parlant. 7 janvier 1928 . The Circus.

Il nous convient d’envisager à ce point de la réflexion comment Chaplin nous suggère que l’unité de Charlot commence à être menacée. Avoir choisi de réaliser The Circus, c’est vouloir se reposer la question qu’il n’a cessé d’aborder au cours de sa carrière des rapports de l’artiste et de son public. Rien d’étonnant qu’elle se présente une nouvelle fois au moment de la révolution cinématographique du parlant qui fragilise l’acteur de cinéma muet. Elle n’est pas non plus sans préfigurer douloureusement la mise à nu de Limelight.

The Circus pose en profondeur la question de l’acteur comique et de la pantomime. Si, comme nous l’avons étudié dans la première partie, les seuls gags recevables par le public, c’est - à - dire ceux qui déclenchent le rire, sont impromptus, dus au hasard des circonstances, il n’en reste pas moins que ceux issus des slapsticks ne font plus recette. Plusieurs séquences sont à retenir pour débattre de ce point.

Lorsque Charlot souhaite se faire embaucher dans le cirque pour des numéros de clowns, le directeur lui fait passer une audition sous le chapiteau. Trois sketches lui sont proposés : une démonstration de pantomime pure et simple, le remake de la pomme de G. Tell et la scène du barbier. Or, ils appartiennent tous aux vieilles recettes du comique et renvoient aux premiers films de la Keystone. Et, à ce titre, ils apparaissent comme dépassés.

La pantomime de Charlot est grotesque à tel point que devant une prestation aussi nulle le directeur s’écrie, abasourdi : « C’est horrible ! ». Le numéro de G.Tell est ridicule : simpliste le ver dans la pomme que croque Charlot au lieu de la mettre sur sa tête et stupide la banane posée à la place. Quant à la scène du barbier, elle est insipide et ne provoque plus le rire, sauf celui de Charlot assis qui regarde les clowns et qui prend soudainement conscience que ce n’est pas drôle du tout. Lorsqu’il se joint à eux son détachement par rapport à ce type de comique est encore plus explicite. Les recours à une espèce de distribution de tartes à la crème et aux coup de pied au cul sont dénués d’intérêt : Charlot en est même à demander ce qu’il faut faire et comment. Il y a là sans aucun doute une critique sévère de Chaplin à l’égard d’un comique éculé mais aussi une interrogation sur la pantomime des acteurs du cinéma muet. Deux cartons sont à examiner à ce moment-là du film. Charlot successivement s’adresse à nous spectateurs, puis au directeur :

‘« Je n’y vois rien »’ ‘« On n’a rien dit des conditions »’

Le premier renvoie à une situation évidente puisqu’il est couvert de mousse à raser ; mais on peut également comprendre que Charlot ne voit plus l’intérêt d’un tel comique. Il a vraisemblablement conscience que ce type de pantomime est voué à l’échec et que ce n’est pas comme cela que le cinéma muet pourra concurrencer le parlant.

Le fait que Charlot ne soit pas engagé comme comique mais comme simple accessoiriste, comme dans les films de ses débuts qui traitaient de l’univers cinématographique, suggère en creux que ce n’est pas de cette manière là que Charlot fera réussir le muet. Cette prise de conscience douloureuse sera carrément affichée à la fin du film quand le gag impromptu de la mule devenant récurrent et sur commande s’avère un beau fiasco. Un carton signale d’ailleurs : «  Que se passe-t-il ? Personne n’a ri ! » Cette fragilisation du personnage de Charlot va conduire Chaplin à explorer d’autres pistes qu’il avait déjà longuement éprouvées dans des films antérieurs.

Nous pouvons nous interroger sur le numéro de funambule qu’il fait accomplir à son personnage, plaçant celui-ci en contrepoint de tous les autres. Filmé soit en plan d’ensemble, soit en plan taille avec des plans d’inserts, Charlot exécute une pantomime remarquable tragi-comique, où les singes, loin de provoquer le rire, engendrent un certain malaise. Quoique harcelé voire agressé par les animaux, Charlot sur son fil déclenche terreur et rire sans que l’on sache ce qui va l’emporter. La symbolique du numéro de funambule nous apparaît claire. Charlot acteur du cinéma comique muet est sur le fil du rasoir : Quelle pantomime et quelles histoires se révéleront désormais les plus pertinentes pour séduire le public ? Comment rénover les situations comiques et quelle dimension doit désormais prendre le personnage de Charlot ?

Lorsque, à la fin de ce numéro, le costume en lambeaux, il est violemment renvoyé par le directeur du cirque - un plan d’ensemble de l’extérieur du chapiteau nous fait assister à l’expulsion de Charlot à terre et seul au milieu du cadre - on peut légitimement penser que Chaplin préfigure la mort de son personnage en tant que tel. La fin du film est, de ce point de vue explicite et ambiguë. Le directeur lui propose bien de le reprendre, sous la pression de la ballerine, mais il lui désigne la dernière roulotte du convoi. Finalement Charlot préfère se retirer. Les derniers plans, d’abord un plan d’ensemble, ensuite un plan américain le montrent seul debout, puis assis au milieu du cercle désert de la piste de cirque. Son expression est triste et il froisse l’étoile déchirée, reste de la gloire passée, et s’en débarrasse d’un coup de pied à la lune comme pour défier la guigne. Est-ce qu’il pressent à cet instant précis la fin de Charlot star ? Pourtant le dernier plan du film où il franchit le cercle magique et où il s’éloigne dans la profondeur de champ avec cette allure guillerette et désinvolte qu’il affectionne particulièrement ne nous invite-t-il pas à croire qu’il n’a pas dit son dernier mot et que demain demeure l’espace de tous les possibles ? En 1929, dans Cinéa, Chaplin affirme encore : « Je dois le succès, j’en suis sûr, à mes dons de mime. »

A cet égard, si l’on examine la fin de The Circus et le début de City Lights, on est frappé de la liaison filmique entre les deux réalisations. Dans le dernier plan du premier film, Charlot s’éloigne dans la profondeur de champ, dos à la caméra et face à la ville que l’on perçoit au loin. L’étape de la marginalité que symbolise à merveille l’univers des roulottes de cirque - Charlot refuse désormais l’errance bohémienne que le directeur lui propose - s’achève dans cette fermeture au noir. La figure du tramp, solitaire, toujours par monts et par vaux qui s’évanouit dans le lointain est métaphorique d’un destin d’errant qui s’achève. En effet, la première séquence du second film le retrouve dans cette ville suggérée à la fin du film précédent, au coeur même de la cité, symboliquement niché au giron de la statue, emblématique de cette dernière.

Et la cérémonie initiatique du dévoilement de la statue est, pour nous, lourde de sens. D’une part, elle peut-être ressentie comme “re-naissance”, Chaplin avec ce film souhaitant âprement défendre les valeurs propres du cinéma muet, et nous verrons comment il s’y emploie admirablement. Le dévoilement des techniques du muet y est particulièrement pertinent à une époque où le parlant retient les foules. D’autre part, elle peut-être pressentie comme “naissance” d’un Charlot qui ne serait déjà plus tout à fait Charlot. Le rôle que Chaplin avait amorcé pour son personnage dans la fin du film précédent, à savoir qu’il s’efface devant l’amour du funambule et de l’écuyère et qu’il facilite leur union, s’épanouit pleinement dans City Lights. Un certain enracinement dans le tissu urbain lui fait éprouver les vicissitudes de ses semblables et l’espace de la ville donne cette fois-ci un sens à sa quête existentielle en lui faisant réaliser le bonheur d’autrui. Ultérieurement nous analyserons cette mutation de la figure du tramp mais c’est dans City Lights qu’elle est esquissée.