b) La séquence d’ouverture.

D’emblée le film est placé sous le signe du muet pour plusieurs raisons. Du point de vue du décor initial, il renvoie à A Woman Of Paris. Alors que Jean Millet, le peintre amoureux éconduit, se tue aux pieds d’une statue, le tramp amoureux dont la ballerine de The Circus n’a pas voulu, renaît dans les bras d’une statue dédiée à la “paix et à la postérité”. On renoue également avec l’espace de prédilection de Charlot : la grande ville.

Ensuite, Chaplin se moque des dernières trouvailles du parlant comme le Vitaphone, par une parodie du discours officiel. Comme le dit très justement J. Smith  102 :

‘« It is morning and fat Henry Bergman is officiating at the dedication of a monument. When he starts to speak, he has no voice ; instead, we hear what sounds like a kazoo. The joke is not so much a parody of the meaningless phrases of politicians as it is Chaplin’s defiance of the new tyranny of the talkie. The joke builds : a self-important woman gets up, then an old man with a fussy beard. They too make gibberish noises as they prepare to unveil a monument dedicated to peace and prosperity. »’

En effet, la paix réclame le silence et nous ne pouvons pas prendre au sérieux un homme qui baragouine et une femme qui caquette. La parole volontairement brouillée et cacophonique dénonce, avant l’heure, dans le parlant, le parler pour ne rien dire. L’utilisation pervertie de la parole trouve un écho dans la réplique de la musique officielle. Alors que Chaplin a choisi une musique allègre pour accompagner le réveil du tramp, l’hymne national fait brutalement irruption et apparaît tout aussi incongru que la posture de Charlot embroché par le fond de culotte sur l’épée dressée de la statue. Chaplin dans cette séquence d’ouverture dénonce l’incohérence du cinéma parlant parce que, pour lui, les images se suffisent à elles-mêmes et le dévoilement de Charlot est explicite pour tout spectateur de films muets. La parole ne peut rien ajouter à la pantomime du réveil et à la symbolique de la statue.

Le pied de nez magistral qui surgit comme par hasard de la posture charlotesque se trouve dans des rushes 103 relatifs à un tournage antérieur - dont je n’ai pas pu vérifier pour quel film ils avaient été tournés -. Essentiellement employé pour narguer ici les autorités, métaphoriquement le parlant, il est à la fois une permanence des gags du muet et une réminiscence de Charlot “infans” dont la résistance s’est souvent marquée dans le passé soit par des coups en vache soit par des pitreries comme celles qui consistent à tirer les barbes de ceux qui se prennent au sérieux. Or, Chaplin ne s’en tient pas là ! Plus subtilement il va techniquement enraciner City Lights dans le muet.

Notes
102.

J. SMITH, Chaplin, Comlumbus Books, London, 1984, p. 91.92.

103.

Emission télévisuelle de la 5, diffusée le 8. 11. 98.: Nugus / Martin production présentent dans la série « Les couples légendaires du XXème siècle » Oona O’Neill et Charlie Chaplin, 1997.