c) Les techniques filmiques qui l’inscrivent dans la tradition des films muets

Abordons les personnages. Ils sont en nombre réduits et appartiennent à la famille des “silent movies”.

La jeune fille, handicapée par sa cécité et orpheline, n’ayant que pour tout soutien une faible grand-mère comme dans les histoires populaires du XIXème siècle - une situation à la Dickens, auteur de prédilection de Chaplin - appartient à cette lignée des jeunes filles émouvantes du cinéma muet. Elle rappelle ces nombreuses créatures démunies et mélancoliques qu’a croisées le tramp dans son errance. Son logis propret mais misérable n’est pas sans rappeler ceux de Easy Street ou de The Kid.

Le personnage du millionnaire alcoolique est une figure classique et récurrente des films antérieurs de Chaplin Au début même de sa carrière, tant dans le music-hall qu’au cinéma, ce rôle de l’ivrogne - qui n’est pas sans rappeler le propre père de Chaplin - est une spécialité de son jeu de mime. Pour exemples on le trouve dans : The Rounders, A Night Out, One A. M., The Cure, The Idle Class, Pay Day. Ce couple étrange que Charlot forme épisodiquement avec celui-ci évoque l’obsédante figure du double, parfois présente sous la forme de sosie quand Chaplin joue les deux rôles. Comme dans les films muets antérieurs, le double endosse la tare ou comble la frustration. C’est le cas ici. Charlot riche par procuration utilise les largesses de l’homme ivre pour assumer le rêve de la bouquetière et la soigner. Ce type de situation est parfaitement connu d’un spectateur des films de Charlot.

Les gamins des rues, les deux vendeurs de journaux, prêts à toutes les farces voire à toutes les méchancetés sont une réplique, en plus âgé, du kid casseur de carreaux et des gosses bagarreurs.

Enfin, le compagnon éboueur ressemble aux personnages des premiers slapsticks : grosse moustache tombante et mimiques grimaçantes comme au bon vieux temps d’Albert Austin. De même, les mondains de la «party » chez le millionnaire appartiennent par leurs tenues et leurs attitudes à ce cinéma-là.

Mais on repère également les scènes obligées du muet. Ainsi celles des orgies mondaines, de la boxe, de la course de voiture. Par deux fois dans le film, Chaplin évoque l’atmosphère des “années folles” : le millionnaire ivre lui propose d’aller faire la bombe dans un cabaret mondain, plus tard il organise chez lui un bal masqué pour ses amis. Dans une séquence comme dans l’autre, il met l’accent sur le débridement des moeurs et la lascivité des comportements qu’accentue une musique explosive dans la soirée au night club. Frénésie à laquelle ne résiste pas Charlot qui se précipite dans le tourbillon fou de la danse. Ces scènes ne sont pas sans rappeler celles de Caught In A Cabaret, A night Out, The Count, The Idle Class, et bien sûr, The Idle Class .

Le combat de boxe, quant à lui, est significatif du milieu populaire du tramp. Il appartient aux grandes scènes classiques du muet comme tentative pour gagner, au plus vite et au mieux, sa vie. Rien d’étonnant donc à ce que Chaplin en face un morceau de choix dans ce film. Dans la lignée de ceux présents dans The Knock out, The Champion , il construit celui-ci avec une telle minutie qu’il le donne comme une apothéose de la pantomime.

‘« Ici, il a poussé à l’extrême, jusqu’à une chorégraphie très raffinée, le jeu à trois sur les permutations de place et sur le rôle de l’interposition de l’arbitre, choisi beaucoup plus grand de taille que les deux adversaires. » 104

Il est l’occasion pour lui de signifier une fois de plus que, seule l’image avec la synchronisation d’une musique « qui lui est consubstantielle », selon F. Bordat, suffit à déclencher la dynamique du rire et à donner du sens.

Enfin, la séquence consacrée à la course automobile à travers les rues de la grande ville à l’aube, filmée en décor naturel. C’est suggérer avec force le premier film où justement Charlot apparaissait pour la première fois dans son costume de tramp durant une réelle course : Kid Auto Races At Venice 07-12-1914. Le burlesque tient aux déplacements fous de la limousine qui opère un gigantesque zigzaguement dans la profondeur de champ en parcourant toutes les dimensions du cadre. Le passage des plans rapprochés aux plans d’ensemble renvoient à toutes les scènes automobiles inscrites ici ou là dans les réalisations antérieures et qui appartiennent à l’une des figures les plus anciennes du slapstick.

Que dire à présent des techniques de filmage spécifiques du cinéma muet et dont Chaplin ne se prive nullement comme pour mieux signifier son appartenance à une écriture cinématographique qui a fait ses preuves ?

Selon son habitude, Chaplin n’est guère friand des mouvements de caméra et il affectionne encore souvent de filmer de manière frontale. Certains critiques, à notre sens peu clairvoyants de l’unité interne de City Lights, lui ont même reproché de juxtaposer dans ce film une série de tableaux se suffisant à eux-mêmes comme “réactualisation” de courts métrages anciens. Quoi qu’il en soit, il tient à respecter une écriture cinématographique qui a fait ses preuves dans le muet. Ainsi en est-il du fondu au noir ou du goût pour les fermetures à l’iris, pour les fondus enchaînés, pour l’insertion de cartons narratifs ou discursifs, et du souci permanent de sacrifier à la pantomime la plus précise et la plus signifiante pour le spectateur.

‘« Pantomime, he claimed, is an universal language, which speech as a form of communication is restricted to those who understand it. “Action is more generally understood than words”, he said. “ Pantomime lies at the base of any form of drama... Pantomime is more important in comedy than it is in drama... Most comedy depends on swiftness of action, and even can happen and be laughed at before it can be told in words... Pantomime, I have always believed and still believed, is the prime qualification of successful screen player... » 105

En dépit de tout, Charlot doit rester Charlot ! M. Chion met en évidence cet aspect :

‘« La scène de rencontre (...) fait l’effet d’une scène de cinéma muet par excellence. Elle semble avoir été menée à bien en tant que démonstration de l’art de la pantomime, et montre comment, avec le minimum de paroles et d’intertitres, un quiproquo complexe peut être établi. Et cependant, elle suppose des sons (des claquements de portière) et une voix, celle de l’Aveugle qui lui propose des fleurs et le fait se retourner ; des sons et une voix que l’on n’entend pas. » 106

Nous nous proposons d’ailleurs d’analyser méthodiquement cette séquence en parallèle avec la dernière du film dans le dernier point de cette partie.

Sur le plan musical et de la synchronisation, Chaplin reste encore très fidèle au muet. Il répugne par exemple à une trop grande adéquation entre l’image et la musique et demeure totalement silencieux à des moments où il faudrait percevoir celle-ci : morceaux du gramophone, chant du canari, voix du chanteur de charme. Il laisse ainsi libre une grande plasticité sonore que nos imaginaires peuvent peupler. Egalement il préfère le recours à des morceaux musicaux indépendants et achevés, quitte à les réitérer pour annoncer les apparitions des mêmes personnages, c’est par exemple le cas du leitmotiv de La Violetera poursignifier l’aveugle, plutôt que d’employer ce que les Allemands nomment le “durchkomponiert”. Enfin il sait faire exister pleinement le silence pour mieux souligner les moments d’émotion intense comme pour suspendre le temps. L’arrêt sur le sonore magnifie l’arrêt sur image.

Sur le plan du langage, Chaplin excelle dans celui des gestes et cultive l’échange par le regard. La parole reste résolument muette et inutile. On peut remarquer que ce film fait une économie rare de cartons discursifs, l’expressivité de Charlot signifiant amplement les émotions, les sentiments, les affres de la séparation. Charlot est avant tout acteur de muet et nous a habitués à une parole tout intérieure, à l’unisson du corps, de l’oeil, de l’expression de la bouche. Les mots sont pour lui aussi vains et volatiles, aussi transparents et inconsistants que ces bulles de savon qui s’échappent en un flot continu et évanescent de la bouche de l’éboueur en colère. La vanité de la parole est ici dénoncée : l’éclat de voix, c’est la bulle qui éclate dans les doigts de Charlot, mais c’est aussi la voix éclatée de l’incohérence borborygmique.

Par tous ces aspects Chaplin rappelle son attachement au cinéma muet et sa défiance du parlant. Il jette également dans ce film le meilleur de son art, conscient qu’il joue à quarante quatre ans sa carrière de cinéaste sur un coup de dé. Mais Chaplin aime le défi pour lui-même et se plaît à s’éprouver dans sa création. Est-ce à dire que City Lights se confine dans cette écriture cinématographique où il obtient un vrai triomphe ? C’est mal connaître Chaplin et la manière rusée et subtile avec laquelle au contraire il s’essaie, sans en avoir l’air et surtout sans le dire, à ces nouveautés qu’apporte le cinéma parlant.

Notes
104.

M. CHION, op. cit., p. 71.

105.

R. MANVELL, Chaplin, The Library Of World Biography, 1974, p. 136.

106.

M. CHION, op. cit., p. 33, 34.