d) La fascination du cinéma parlant.

Depuis le dernier film de Chaplin : The Circus, bien des nouveautés ont fait leur apparition dans le monde du cinéma qui n’ont pas été sans intriguer Chaplin quant aux évolutions radicales que risquait de connaître cet art.

La pellicule panchromatique (sensible à la gamme du spectre) remplace désormais l’orthochromatique (insensible aux rouges et jaunes, qui ont un rendu noir sur l’écran ; en revanche très sensible aux bleus ayant un rendu blanc). Elle devait permettre d’adoucir les contrastes donc de modifier sensiblement le maquillage des acteurs. On se souvient que Chaplin se farde assez outrageusement dans les films muets et bien des critiques comme A. Bazin ou M.Chion se sont posés la question du vieillissement de Charlot à l’écran qui serait alors plus visible, donc la nécessité pour lui d’adopter un maquillage plus adapté à ce changement de pellicule. Le débat reste ouvert sur cette question et F. Bordat demeure fort prudent par rapport aux conclusions hâtives que l’on pourrait tirer sur les effets pervers de la panchromatique. Nous pouvons constater, quant à nous, que Charlot continue à outrer son maquillage et à garder le cheveu bien noir jusqu’à The Great Dictator. C’est la fin de celui-ci qui établit vraiment la mutation du personnage et en faisant mourir Charlot précipite Chaplin dans le vieillissement.

Autre révolution qui n’est pas sans conséquence directe sur City Lights : le passage de 16 /18 images par seconde propre au cinéma muet au 24 images par seconde qu’instaure le parlant. En effet, la nécessité d’aligner le temps du découpage/montage avec le son synchrone et la musique présente sur la bande a entraîné Chaplin à se plier aux nouvelles exigences filmiques établies par les “talkies” du cinéma hollywoodien.

De même le parlant implique un maniement plus souple de la caméra et des évolutions sensibles dans les techniques de filmage. Il semble bien que ceci ait influencé indirectement le tournage du film. Ainsi, Chaplin réalise-t-il des plans mobiles avec des mouvements d’appareils à base de travellings, de panoramiques. Certains même ont valeur d’insistance pour des scènes où il apparaît qu’il veuille guider le spectateur pour davantage l’éclairer sur des situations ambiguës dont il veut lui faire décrypter le sens.

Dans la séquence de la rencontre avec l’aveugle, le spectateur est à même de lever le quiproquo qui s’installe entre la jeune fille et le vagabond par la seule perception du mouvement d’appareil que Chaplin, contrairement à son habitude, appuie. L’écriture cinématographique éloquente supplée le vide du langage : l’aristocrate qui surgit dans la profondeur de champ est cadré sur le bord gauche à hauteur de la portière de son automobile. La portière se ferme sans qu’on l’entende. Cependant un rapide panoramique gauche/droite nous invite à comprendre que la bouquetière assise à droite a perçu ce bruit de porte. Un second panoramique droite/gauche au plan suivant accompagne le geste de sa main tendue vers cet homme pour lui rendre la monnaie et fait un retour sur elle pour cadrer son désarroi. De même un raccord regard à partir de Charlot en direction de l’aveugle met en évidence qu’il vient de saisir la nature du quiproquo. Julian Smith explique à ce propos :

‘« Charlie, whose head movement has controlled the camera, then looks directly at the camera, as though to share his problem with us : should he correct her mistake and claim his change, or should be exploit her vulnerability by purchasing her continued esteem at some cost to himself ? Charlie’s solution is the same one Chaplin had made for himself about his role in this film : he keeps his silence.
But there is danger in that silence, as Charlie learns when he tiptoes away from the girl and sits down to watch her : she empties a bucket of dirty water in his face. In the next scene, trying to instill confidence and the will to live in the suicidal millionaire, Charlie speaks passionately (though all we hear is the emotial musical accompaniment) and ends up being yanked into a river at the end of a rope attached to a huge rock. Silence or speech, passive witness or active inviolvement, both have their danger for Chaplin. » 107

Ceci pose, en creux, le doute même que Chaplin ressent à cette époque là : “talkies or not talkies ?”

Autre exemple signifiant de ces concessions de Chaplin au parlant. Dans la séquence finale, Charlot en haillons déambule le long d’une vitrine que le spectateur reconnaît pour être celle de la statuette de femme du début du film. A ce moment là un panoramique assez sec droite/gauche dévoile à l’angle de la rue les deux espiègles vendeurs de journaux que seul le spectateur perçoit. Nous connaîtrons donc

avant Charlot l’origine de la boulette lancée à la sarbacane sur la nuque du tramp. Ce type de mouvements d’appareils fonde un certain nombre de séquences majeures dans le film comme si Chaplin voulait donner de la vigueur à son écriture en motivant chacune des actions décisives de ses personnages pour la compréhension de l’histoire. La pertinence est construite dans et par l’image.

Il appert dans ce film que le recours chez Chaplin a une échelle de plans très variée - les autres réalisateurs du burlesque affectionnent les plans d’ensemble le plus souvent - facilite son insertion dans les nouvelles normes du cinéma parlant. En particulier, City Lights privilégie les plans rapprochés voire les gros plans avec effets récurrents de champ et contrechamp sur les personnages, ce qui conduit à penser que Chaplin les cadre dans un rapport tel de proximité que la parole est imminente. Le dernier plan du film, somptueux de retenue et de pudeur, est symbolique du grand silence qui préfigure la naissance du Verbe.

Pourtant, pour monter combien Charlot est encore en 1931 au coeur de l’écriture cinématographique de Chaplin, nous terminerons cette étude par une analyse parallèle des séquences 2-3 et de la séquence 30.

Notes
107.

J. SMITH, op.cit., p.93