e) La force filmique du muet chez Chaplin.

Ces séquences permettent de mesurer le minutieux travail de construction qui sert admirablement la diégèse et met en évidence que la compréhension du spectateur s’exerce grâce au découpage/montage. Chaplin démontre ainsi qu’il n’a besoin des mots ni pour pénétrer la psychologie de ses personnages ni pour rendre intelligible son histoire.

Chaplin utilise rigoureusement le même décor en L, mais dans les séquences 2/3 Charlot vire à l’angle en venant du bord droit du cadre, dans la séquence 30, il fait le trajet inverse. Cet aller - retour au début et à la fin du film est déjà lourd de sens.

séquences 2 / 3
Carton : L’après-midi
Charlot très élégant.
Il se promène au milieu de la foule.
Angle de rue animée, enseigne : “Cigars and Tobacco”



Scène avec les gamins
Ils lui chipent sa badine
Champ/contrechamp sur Charlot et les gamins qui lui font des niches.
Charlot digne, les quitte.
Charlot contemple avec plaisir la statue de femme nue dans la vitrine.
- filmé de l’extérieur de la boutique
- filmé de l’intérieur de la boutique
Gag de la trappe.
Fermeture au noir
La scène de rencontre

Gros plan sur un panier de roses.
Fondu enchaîné
Gros plan sur le visage de la jeune fille



Rencontre
Charlot lui prend la main pour lui donner la pièce.
La jeune fille croit que Charlot est parti.
Fermeture au noir sur jeune fille seule.
séquence 30
Carton : L’automne
Charlot en haillons.
Il sort de prison et erre, seul.
Plan de la fleuriste dans sa boutique installée à l’angle de cette rue.
Charlot revenant sur les lieux de la scène de rencontre.
La boutique : illusion de la jeune fille, elle croit que le riche est revenu.
Scène avec les gamins. Foule.
Panoramique sur Charlot qui s’avance seul face aux gamins.



Charlot contemple la vitrine de séquence 2/3: la statue n’y est plus
Ils lancent des projectiles sur Charlot
Champ/contrechamp sur Charlot et les gamins qui le martyrisent.
Charlot triste. Il continue à longer le trottoir, accablé.
La jeune fille peut apparaître comme la statue d’autrefois en représentation dans sa boutique au milieu des fleurs.
La scène de rencontre
Vitrine de la fleuriste: la jeune fille dans sa boutique
Gros plan sur une rose dans le caniveau.
Les gamins continuent à tracasser Charlot
Fleuriste dans sa vitrine comme la statue.
- filmée de l’extérieur
- filmée de l’intérieur quand Charlot se retourne face à elle et entre dans le cadre.
Reconnaissance
Jeune fille sort de sa boutique pour lui donner une rose et une pièce. Elle lui met la pièce dans la main et à son tour le reconnaît.

Gros plan final sur le visage de Charlot. Fermeture au noir.

Cette rigueur de construction en miroir du début et de la fin de l’histoire avec la jeune aveugle témoigne de la maîtrise de Chaplin et de son souci de faire signifier au mieux les images. Le spectateur est tout aussi attentif à l’insouciance et aux espoirs de Charlot dans le commencement du film qu’à sa misère et sa déréliction finales. On est en outre frappé de la manière dont Chaplin monte les plans et en réitère de fondamentaux pour créer du liant entre les différentes séquences. Si ceux qui ont trait aux échanges de regard entre l’aveugle et le tramp créent la relation amoureuse implicite, ceux des mains sont encore plus pertinents.

Ainsi, le premier échange se situe lors de la première rencontre : Charlot glisse une pièce dans la main de la jeune fille après que celle-ci lui a tendu une fleur dans la sienne. Un deuxième échange plus fort a lieu lorsque Charlot remet à l’aveugle la liasse de billets pour qu’elle se fasse soigner et celle-ci de joie porte la main de Charlot à ses lèvres pour l’embrasser, le tramp est bouleversé. Puis l’ellipse de la perte de l’autre lorsque Charlot est en prison. Comment renouent-ils ? Par un troisième échange plus émouvant encore que les précédents. Chaplin réitère le geste de la rose tendue par la jeune fille en direction du vagabond, puis c’est elle qui lui glisse la pièce dans la main. Suit un magnifique gros plan assez long sur ces mains qui s’étreignent avant que ce ne soient les yeux eux-mêmes qui étreignent l’âme. Chaplin avait bien compris qu’il n’avait nul besoin de la parole pour montrer une telle intensité dans l’émotion. Le cinéma n’avait-il pas été l’épreuve de la lumière “Fiat Lux” pour délivrer le monde des ténèbres du verbe. La littérature était mensongère, les récits d’amour également- Charlot n’était pas ce prince charmant riche - le cinéma serait-il la mise en lumière de la vérité sur les hommes ?