a) Vers une transformation du burlesque

Avant de nous interroger sur les évolutions de ce genre, analysons ce qui perdure de celui-ci dans l’élaboration même du film. La première chose qu’il ne faut point perdre de vue est la volonté expresse de Chaplin de garder entier le personnage du tramp. Or, qu’est-ce qui le caractérise essentiellement ? Sa silhouette, son costume et sa propension originelle à exister par la pantomime et le gag. En tant que tel, Charlot va exister pleinement dans ce film.

En effet, un des fondements majeurs de l’écriture chaplinienne dans cette réalisation est le retour en force du slapstick comme si Chaplin sentait la fin de son clown. Nous comptons un nombre impressionnant de gags qui n’apparaissent pas comme des trouvailles mais au contraire comme des rappels ou des clins d’oeil à toutes ses réalisations antérieures. En face de chacun d’eux, dont nous dressons ci-dessous la liste, nous pouvons indiquer la source ou la démarche filmiques à laquelle ils font allusion (parfois il conviendrait d’en citer plusieurs).

1- Charlot se gratte. C’est le vieux réflexe du tramp que la vermine ne laisse pas toujours en paix.

2- Une mouche vient tourmenter Charlot. Il y a là concrétisation du gag précédent. Ce harcèlement comique va provoquer la catastrophe sur la chaîne industrielle !

3- Le coup de pied au cul : un classique charlotesque.

4- Le pantin aux gestes stéréotypés : c’est l’image de Charlot capable d’incarner toutes les postures du cirque.

5- Il se lime les ongles tandis que le camarade ouvrier travaille avec ardeur. Combien de fois avons-nous vu Charlot se curant les ongles avec sa canne ou une truelle pour échapper au dur labeur !

6- Le gag des boutons de la jupe de la secrétaire réitéré plus tard par ceux sur la poitrine de la passante. On ne peut manquer de penser à la manière dont Charlot détourne systématiquement les objets pour en faire autre chose. C’est sa fantaisie qui fait être les choses et non l’inverse. Sa névrose de travailleur à la chaîne le conduit aux fantasmes les plus débridés. Sans compter ses accès de lubricité qui le rapprochent de Sunnyside.

7- La machine à manger. Elle est une monstrueuse et mécanique métaphore de la tarte à la crème des plus vieux films burlesques. Elle a d’autant plus de force que Charlot attaché ne peut se défendre et, de ce point de vue, elle introduit une tension dramatique qui dépasse largement le comique de situation.

8- Charlot avalé par les engrenages de la chaîne de montage. Gag nouveau certes dans sa composition sophistiquée et dans son art du montage et du trucage, mais ce n’est pas sans rappeler les nombreuses fois où Charlot est victime de la mécanisation : portes à tambour, escaliers mécaniques, monte - charges etc.

9- Charlot rive d’imaginaires écrous sur le corps de son camarade de travail. C’est le gag classique où Charlot se défoule sur le corps d’autrui. Ceci renvoie à la dimension des Charlot vachards et rancuniers.

10- Le dérèglement des machines en manipulant tous les leviers, les volants et les manettes. On sait là encore combien Charlot s’est joué des machines comme dans The Fireman, Police .

11- Le ballet avec les multiples burettes d’huile. Nous sommes toujours dans le détournement ludique des objets et dans cette manière qu’a Chaplin de protéger l’esprit d’enfance de Charlot. L’infans est bien toujours là, cet homme d’avant le langage et la raison.

12- Charlot suspendu au palan dans les airs. C’est le côté tête dans les étoiles, funambule de Charlot. The Pawnshop, The Circus.

13- Le drapeau ramassé. Même si cela a des conséquences graves, on se souvient de cette manie de Charlot de ramasser tout ce qu’il trouve - comme tout vagabond débrouillard - à commencer par les mégots de cigare ou les bouts de saucisse.

14- Le lit du prisonnier qui lui fracasse la tête. Ce sont les paillasses récalcitrantes comme celle de One A.M .

15- La pantomime avec le gag de l’ingestion involontaire de drogue. Chaplin développe ici la capacité de composition de son personnage et réitère avec son incroyable naïveté qui l’implique dans des situations rocambolesques.

16- L’utilisation de la porte en fer comme moyen burlesque d’éliminer rapidement un adversaire gênant, en l’occurrence, les mutins.

17- La parodie de la cérémonie du thé avec les borborygmes de la femme du pasteur. Situation de quiproquo chère à Chaplin

18- L’avatar de la cale du bateau. Il s’agit de remémorer les plus vieux slapsticks par lesquels Charlot provoquait toujours des catastrophes. Il est bien resté l’éternel empêcheur de tourner en rond.

19- Se moquer des flics : le repas pantagruélique qu’il s’offre à la cafétéria avant de faire signe au policier pour qu’il l’embarque et le gag chez le buraliste d’autant plus drôle qu’il est filmé du point de vue du vendeur et que le cadrage occulte provisoirement la bonne farce de Charlot

20- Le gag de la vache et du jardin d’Eden pour se moquer du bonheur petit bourgeois.

21- “Au rayon des jouets”, le divertissement des patins à roulettes et comme toujours l’ignorance du “danger” signalé par un gros panneau. Beaucoup de films ont proposé ce jeu de Charlot avec l’imminente catastrophe, ce qui est le propre de la tension burlesque.

22- L’escalier mécanique. The Floor walker.

23- Le tonneau de vieux rhum percé par les coups de feu et l’enivrement de Charlot. Le jeu de l’ivrogne est un thème récurrent de l’écriture chaplinienne.

24- Charlot caché dans la pile de tissus. La provocation est souvent rendue par des images cocasses.

25- La planche au-dessus de la porte dans la masure qui lui sert de logis avec la gamine et qui l’assomme ; la table qui s’effondre, le toit tenu par le balai et qui lâche, la porte qui cède et qui précipite Charlot dans l’eau ; le plongeon sur la tête dans quelques centimètres d’eau, la chaise qui traverse le plancher pourri. Ce sont autant de gags accumulés qui témoignent directement des Charlot des premiers temps et qui provoquaient immanquablement le rire.

26- Les objets malmenés : la burette écrasée par la grosse presse, à l’usine ; la veste et la montre du contremaître qui subissent le même sort ; la boîte à outils broyée et recrachée par la machine ; le contremaître lui-même réifié et devenu prisonnier des engrenages. Là encore nous avons affaire à une écriture typique des muets. Chaplin pousse évidemment le jeu plus loin par le repas qu’il fait ingérer à l’ouvrier coincé dans son outil de travail. La métaphore de la productivité à tout prix est tout entière contenue dans cette image de l’homme inclus dans le corps de la mécanique géante.

27- Le gag de la planche sur laquelle Charlot marche par inadvertance et qui projette la brique sur le cou du flic. L’espièglerie est ici à l’oeuvre et renoue avec la farce.

28- La légendaire maladresse de Charlot victime d’un chien fou qui le fait tomber au milieu de la piste avec son plateau garni.

29- Les trous qu’il pratique dans le gruyère avec une tarière : combien de fois Charlot n’a-t-il pas transformé la réalité, trouvant là une source majeure de la veine comique.

30- Le fugace ballet entre lui et un garçon de café qui réitère la figure magistrale du combat de boxe. The Champion, City Lights .

31- Le jeu sur les portes battantes des cuisines “out” et “in” et qui provoque des catastrophes.

32- La valse de Charlot avec son plateau au milieu des danseurs et le gag du canard embroché qui enchaîne avec la fictive partie de rugby américain. C’est tout le côté frondeur de Charlot et son goût pour le ludique. Le jeu, comme toujours se substitue au travail.

33- Le corps de Charlot culbuté dans le décor. La chute spectaculaire est une constante du slapstick.

34- La chanson de Charlot. C’est une occasion rêvée pour lui de signifier une fois de plus l’art consommé de la pantomime et d’en faire un morceau de choix.

35- Enfin, dans la scène qui précède la dernière séquence du film, le gag des chaises renversée, simpliste mais efficace, pour échapper aux flics, est un clin d’oeil aux courses poursuites d’antan usant des ficelles les plus grosses pour faire triompher les héros. Là encore Chaplin n’hésite pas à réactiver les gags les plus anciens.

Par cette liste quasi exhaustive des gags dans le film on comprend que Chaplin est encore fortement attaché à un genre qu’il a brillamment illustré, quasiment consubstantiel à son personnage de Charlot. Le burlesque à l’oeuvre dans Modern Times est l’expression filmique de son refus d’abandonner ce qui a fondé son art et créé le mythe de Charlot. : « Lutter contre les flics, les vantards, les méchants - châtier les moeurs - reste un héritage de la tradition comique. » 109

De même, le personnage du tramp, par ces côtés- là, reste fidèle à lui-même. Alors, qu’est-ce qui peut bien avoir changé pour que nous saisissions malgré tout une évolution dans l’écriture cinématographique de Chaplin porteuse, quoi qu’il en ait, de la modernité du parlant ?

Tout d’abord, le constat est flagrant : le film s’ouvre sur le tramp au travail. Pour la première fois, il nous apparaît comme inséré dans le tissu social de son temps :

‘« L’éternel insoumis est devenu l’un des maillons de la chaîne qu’il faut suivre avec une docilité d’esclave. » 110

Il en a même adopté l’uniforme en revêtant la salopette du travailleur et intégré les cadences. Cette docilité se traduit également par la peur qu’il manifeste lorsqu’il se trouve pris en flagrant délit de repos dans les toilettes. Il s’exécute comme jusque là il ne s’était jamais exécuté. L’histoire a rattrapé Chaplin. Modern Times pose une double interrogation : celle de l’homme aux prises avec le nouveau contexte économique et social que se coltine d’emblée Charlot et celle du cinéaste confronté aux réalités du parlant. Ainsi le burlesque ne peut-il qu’évoluer, essentiellement sur ce double axe.

Chaplin fait résolument entrer son personnage dans le monde moderne de la taylorisation en inscrivant les premières séquences dans le monde de l’usine. Le filmage quitte l’univers de la rue ou de la bohème pour se concentrer sur l’univers clos et redoutable des gigantesques ateliers de production. Si nous étudions les premiers plans du film, nous observons que, pour la première fois, l’univers n’est plus proportionnel à la taille de Charlot. Le plan initial qui occupe tout le cadre, et sur lequel défile le générique, est celui d’une énorme horloge qui place Charlot sous le signe d’un temps nouveau et prégnant. Nous ne pouvons manquer de songer au film pédagogique réalisé par Ford en 1918, Making Wheels For Automobiles, où un plan cadre un chronomètre géant tandis que la voix off explique le système de taylorisation pour affiner les cadences de la chaîne.

Modern Times débute justement sous le signe du temps régulé, à six heures et, l’aube de l’ère moderne impose un temps commun à tous les hommes dont l’emblème monumental est la gigantesque usine filmée en plan d’ensemble au pied de laquelle accourent, minuscules, les hommes. Le montage des plans suivants de l’intérieur du bâtiment combine les gros plans sur les machines impressionnantes, les effets de plongée qui insistent sur la grandeur du lieu, les travellings et les panoramiques qui renforcent le gigantisme de l’espace et des mécanismes. Il faudra un certain temps à la caméra pour trouver Charlot dans cet univers hostile, aux prises avec la chaîne comme il faut à l’oeil un certain temps dans le plan métaphorique du troupeau de moutons blancs pour déceler le mouton noir.

La mesure du temps diégétique est ridiculement courte par rapport à celle du temps historique affichée sur la pendule au-dessus de la pointeuse. Il est déjà midi, les hommes n’ont eu aucune pose ! Le temps du travail est un temps qu’ils ne s’approprient pas, il en perdent la notion et la valeur. Il est déréalisé et irrémédiablement perdu, aussi répétitif et fugace que les boulons que l’on serre en cadence sur la chaîne. Rien d’étonnant que par la suite la montre oignon du contremaître, héritage d’un temps que les hommes habitaient, soit elle aussi écrasée, aplatie par la machine.

Or, le burlesque se métamorphose au contact de la modernité. Je voudrais sur ce point évoquer l’analyse de V. Guigueno, dans le chapitre intitulé Le travail à la chaîne à l’épreuve du burlesque : 111

‘« (...) quelles sont les opérations auxquelles le cinéaste se livre pour faire entrer la chaîne dans l’univers burlesque ? La tâche confiée à un ouvrier doit lui fournir une séquence de travail pendant un temps de cycle donné. Dans les industries d’assemblage, sauf exception, la minute constitue l’ordre de grandeur du cycle. Les vitesses de défilement sont alors trop lentes pour qu’une observation, même longue, puisse permettre de saisir ce qui se passe, au-delà d’une impression superficielle, binaire : la marche ou l’arrêt de la chaîne. Ce sont des raisons purement filmiques qui conduisent Chaplin à réduire le temps du cycle : le burlesque est associé à une vitesse d’exécution des gestes, à un rythme soutenu d’enchaînement des gags. »’

En outre V. Guigueno nous explique comment le burlesque se « réapproprie le temps confisqué par la chaîne continue » (cf. page 140-141) pour conclure sur la manière dont Chaplin « utilise des aléas qui, sans être nécessairement connus du contremaître ou de l’ingénieur, stimulent son imagination burlesque et contribuent à une histoire de la chaîne ».

L’univers comique chaplinien se nourrit du nouvel espace industriel pour mieux le perturber et le stigmatiser. Ainsi le petit homme, rouage infinitésimal d’une immense organisation scientifique du travail, aliéné par sa tâche, saura-t-il trouver en lui de quoi enrayer les machines et semer la panique. En effet, il grippe la machine soit en s’y immisçant - en introduisant physiquement de l’humain dans la mécanique, il la transforme en un vaste mécano pour enfant -, soit en la faisant disfonctionner de l’extérieur. Que peut signifier par exemple ce fantastique dérèglement de la machine à manger ?

Nous nous proposons d’étudier la séquence en entier pour tenter de dégager la nature même du burlesque dans l’écriture chaplinienne de cette époque là. Nous allons nous attacher à montrer comment Chaplin fonde son image burlesque sur le contexte du machinisme industriel et de quelle façon il tire admirablement partie du cinéma sonore.

Au début de la séquence, alors que la pose vient d’arrêter le flux de la chaîne et que Charlot est sur le point de manger un morceau, le patron de l’usine le somme de participer à l’expérience de la nutrition automatique. Charlot ahuri fait un signe de dénégation mais, les bras métalliques de la machine l’enserrent et il se retrouve prisonnier de celle-ci. Sur ce plan d’ensemble qui nous montre déjà Charlot impuissant devant le groupe que constituent les cadres de l’usine et les représentants, Chaplin choisit une musique légère et gaie à la manière des comédies musicales américaines. Allons-nous assister à un plaisant divertissement et à ce qui a été annoncé dans les plans précédents, à savoir un certain confort de l’ouvrier pour la plus grande satisfaction du patron ?

Le plan suivant est un plan rapproché sur Charlot et le vendeur qui lui explique le fonctionnement de la machine. La musique est une mélodie agréable avec des variations qui appellent le chant. A cet instant, le spectateur peut encore songer qu’il va assister à une scène plaisante voire drôle. Cependant à la fin de ce plan, l’image révèle une tension : le vendeur bloque fermement la tête et le corps de Charlot dans les mécanismes de l’engin (un spectateur ne peut manquer d’y voir déjà un quelconque appareil de torture) et la musique prend brutalement une tonalité grave. Chaplin guide ainsi nos sens vers une dramatisation du burlesque que les tonitruants coups de trompettes, dans le passage au plan d’ensemble suivant, ne font que renforcer (comment ne pas songer à ces trompettes des péplums antiques qui annonçaient les barbares jeux du cirque !). La démonstration peut commencer.

Un gros plan nous dévoile le pied de la machine et ses manettes actionnées par un démonstrateur en blouse blanche. La musique, fondée sur un ensemble à cordes, violons et violoncelles ressemble à une ouverture, sans thème musical et se combine avec des bruits non réalistes et le ronflement de la machine. Elle fait le lien avec le contrechamp qui dévoile Charlot en gros plan et légère plongée, la tête au milieu des mécanismes. Cette place de la caméra met en relief l’impuissance du personnage rivé à sa machine et contraint d’ingérer ce qu’elle lui impose. Les bruits qui ne sont guère synchrones avec les images sont le plus souvent irréalistes à l’exception du bras articulé qui reproduit le raclement d’une fourchette sur le fond d’une assiette. On est dans l’abstraction et il s’agit de rendre compte de l’absurde. Les mimiques de dégoût - à l’évidence c’est insipide - les regards caméra ahuris et la surprenante agression du “tampon buvard - essuie tout” accentuent un comique qui se fait de plus en plus grinçant.

Alors que l’ouverture musicale se répète inlassablement deux gros plans se succèdent : celui de l’épi de maïs embroché sur un curieux instrument et puis celui de Charlot intrigué et prêt à mordre dans l’épi que la machine porte à ses lèvres. A ce moment là, un son de flûte traversière complètement décalé par rapport à l’image produit un effet cocasse par le rapprochement métaphorique que nous opérons, par analogie de forme : Charlot s’apprête à croquer dans son maïs à la manière d’un joueur de flûte qui entame son morceau !

La scène où Charlot mange le maïs est remarquablement orchestrée par Chaplin La musique qui a perdu ses indications rythmiques n’apparaît plus qu’en couches, absorbée qu’elle est par les bruits de courts-circuits de plus en plus forts et accélérés. En fait ils anticipent l’action et l’on perçoit davantage la cause que l’effet. Ainsi Charlot en gros plan est débordé par la cadence de la machine à maïs : celle-ci lui astique si fort les gencives que les grains de maïs éjectés avec force ont tout l’air d’être les propres dents du personnage. Et ce sont ces bruits insupportables qui provoquent le contrechamp à maintes reprises sur le pied de la machine qui fume et où les techniciens s’affairent. La sonorisation choisie par Chaplin anticipe sur l’image et participe largement aux effets burlesques.

Charlot à partir de ce moment-là nous apparaît comme une créature qui souffre parce qu’on la torture gratuitement. La musique s’efface parfois derrière des bruits isolés, discernables mais parfaitement irréalistes (songeons sur ce point à ce que fera plus tard J. Tati) ce qui incline le burlesque vers le tragique. La dernière partie de la séquence est à cet égard à la limite de ce qui est soutenable.

Un carton indique : « Nous ferons encore une démonstration avec la soupe ».

Selon la technique du burlesque nous assistons ici à une double réitération : Chaplin reprend le comique de situation pour l’assombrir encore ainsi que le travail sur le son et la musique pour l’accélérer et lui donner plus de force sonore.

A nouveau Charlot est filmé en gros plan, en légère plongée mais avec un léger changement d’axe de la caméra : en diagonale. Le premier gag suivi d’un second combine la soupe qui se renverse sur lui, des bruits qui ne renvoient en rien à du liquide répandu et à l’agression du tampon avec des effets de sons non synchrones. L’agressivité de l’image et du son dramatise la situation burlesque : Charlot impuissant souffre de plus en plus et le spectateur ne trouve plus du tout que le jeu soit drôle.

Nous assistons jusqu’à la fin de la séquence à une escalade dans le supplice qu’on inflige au personnage. L’ingestion des boulons de la machine accompagnée de bruits métalliques isolés et du vacarme des courts-circuits, qui étouffe littéralement Charlot et le tampon qui fouette en cadence son visage maculé d’une tarte à la crème, comme dans les vieux slapstick, dessine la figure d’un martyre des temps modernes. L’accélération de la bande sonore et l’agressivité des bruits renforcent cette vision tragique. Ce crescendo où Charlot est en somme battu comme plâtre sans pouvoir se défendre - un plan précédent avait fugitivement cadré sa main qui esquissait un “help” impuissant car son bras restait fortement ligoté - conduit, à la fin de la séquence, à la disparition physique du personnage qui glisse sous la machine.

Charlot, le regard vide, s’est littéralement évanoui sous une telle violence mécanique. Pour nous, la mort symbolique du tramp se joue ici pour une double raison. Filmiquement parlant il disparaît du cadre contre son gré, happé par la machine à manger et aussi par la chaîne puisque celle-ci se trouve être sous la machine. Pour la première fois de toute son histoire filmique, Charlot a cédé devant la machine parce qu’il en est, pour la première fois, physiquement dépendant : on l’a attaché à elle et il ne peut s’en délivrer ! Autrefois, Charlot se jouait d’elle, souvent en la métamorphosant en objet ludique oubliant délibérément ses fonctions utilitaires. Ici elle l’asservit à ses mécanismes et le soumet à ses caprices. Or, cette terrible inversion du rapport entre Charlot et les objets a raison de lui. La mort ontologique du tramp s’accomplit sous nos yeux et seule la folie lui permet de recouvrer la dignité dont la machine l’a dépossédé.

Nous assistons bien là à une transformation importante du burlesque et à une interrogation de Chaplin sur sa propre créature. Quel avenir en effet peut - elle espérer dans un monde qui l’aliène et la nie ? Sans compter que F. Bordat exlique que « Les Temps modernes traduit aussi les interrogations du cinéaste face à l’évolution de son art. » 112 et montre comment Chaplin a repensé l’organisation rationnelle de son travail. Dans ce sens, la phrase du directeur de l’usine au début du film « Section numéro cinq, accélérez la cadence  » évoque le titre initial du film : « Production n5 ». « Ceci renforce l’interprétation de l’usine du film comme une métaphore du studio de Chaplin. »

Mais également, on n’est pas sans ignorer aujourd’hui à quel point le cinéma avait été lui-même utilisé dans les usines, par Ford par exemple, pour mieux rationaliser et contrôler le travail des ouvriers, aller à l’économie de gestes et de temps. Le geste stéréotypé et cadencé de Charlot à la chaîne de serrage des boulons est le même que ceux des ouvriers de Ford : l’atmosphère burlesque masque en fait un réalisme cru. Et cette irruption de l’écran dans le bureau patron pour filmer ce qui se passe dans l’usine au début de Modern Times - nous y voyons défiler à nouveau les premiers plans du film - est une technique déjà à l’oeuvre dans le film pédagogique des usines Ford de 1918 113 . Il semble bien que Chaplin qui avait lui-même visité les usines Ford s’en soit parfaitement souvenu au moment où il réalise son film et s’interroge peut-être, alors, sur la portée de sa propre réalisation.

En outre, il y a un réel intérêt de Chaplin pour la sonorisation du film et la manière personnelle avec laquelle il utilise les sons et la musique. L’usage également qu’il fait de l’insertion de la voix est peu banal en 1936.

Notes
109.

B. AMENGUAL, Positif, numéro 152/153, Juillet-août 1973,p. 28

110.

P. LEPROHON, op. cit., p. 312.

111.

A. de BAECQUE, DELAGE,Chaplin, De l’histoire au cinéma, éd. Complexe, 1998, p.139 et svtes.

112.

F. BORDAT, op. cit., p. 92. 93.

113.

FORD, Making Wheels for Automobiles, Educational Weekly, Produced by Ford Motor Company, 1918.