b) La parole empruntée.

Si Chaplin, encore en 1936, se refuse délibérément à faire un film parlant, il n’en reste pas moins qu’il travaille la bande sonore et que le rendu nous paraît intéressant. Tout d’abord, une nouveauté apparaît dans le traitement de la communication. Le carton n’est plus le seul recours dans l’échange discursif même si l’on perçoit bien qu’il est réservé à une parole authentique entre individus. Il est relayé par ce que nous appelons la parole empruntée c’est -à dire reproduite au moyen de machines, supprimant ainsi la fonction phatique du langage et favorisant une parole unique qui ne supporte pas la réplique.

Le premier exemple dans Modern Times est celui de la parole du patron de l’usine diffusée par le moyen télévisuel. Chaplin en fait commence par le pire usage de la parole qui soit : elle est artificielle puisqu’elle ne met pas les hommes physiquement en contact et elle incarne l’autorité et le pouvoir absolu. D’emblée elle est donnée comme inhumaine et totalitaire. Reprenons la forme et le contenu du propos :

‘«  Atelier 20, plus vite, quatre, un. »’ ‘« Chef d’équipe, attention, il y a des ennuis sur la chaîne 20, écrou mal serré... »’ ‘« Atelier 20, encore plus vite, mettez quatre, sept. »’ ‘«  Equipe de relais, à votre poste. »’ ‘« Atelier 20, vitesse maximum. »’

Et lorsque Charlot s’éclipse aux toilettes pour une brève pose, la figure du président apparaît sur un écran géant et vocifère :

‘« Hé, vous allez tout de suite vous remettre au travail, tout de suite. »’

Ce qui frappe ce sont les injonctions successives et répétitives de la hiérarchie, dépourvues de toute émotion ou de toute considération humaine. Chaplin dénonce avant l’heure une rationalisation de la liberté d’expression, une codification scientifique de la parole sur le mode taylorien.

Le second exemple est celui qui concerne la machine à manger dont les représentants viennent vanter les qualités. La parole est aussi empruntée puisque les vendeurs, présents au nombre de trois dans le bureau de patron, ne s’adressent pas directement à celui-ci, alors que matériellement ils le pourraient. Chaplin leur fait brancher un phonographe dont une voix abstraite sort pour louer le produit. Que dit le texte de ce discours enregistré ?

‘« Bonjour mes amis. Cet enregistrement a été réalisé par la compagnie des discours pour vendeurs. C’est le représentant mécanique qui vous parle. J’ai le très grand plaisir de vous présenter M. J. Wilcom Pilloz, l’inventeur de la machine à nourrir Pilloz qui vous permet de faire déjeuner automatiquement votre personnel sans interrompre son travail. Pas de perte de temps, maximum de rendement. La machine à nourrir Pilloz vous aidera à augmenter votre production tout en diminuant vos frais généraux. Permettez-nous d’attirer votre attention sur quelques unes des caractéristiques de cette admirable machine. Beauté de la ligne aérodynamique profilée et fonctionnement silencieux grâce à des roulements à billes en métal extra-poreux. Voici maintenant l’assiette à soupe automatique et son souffleur à air comprimé ; l’ouvrier n’a plus d’énergie à dépenser pour refroidir son potage. Remarquez l’assiette tournante et son pouce-aliment lui aussi automatique. Admirez notre appareil à manger le maïs avec sa transmission synchronisée qui vous permet de passer de la grande à la petite vitesse par un simple mouvement de la langue et voici, suprême raffinement, le tampon-bouche qui évitera à vos ouvriers de se tacher. Mais, ce n’est là qu’un petit aperçu des possibilités de notre machine. Laissez-nous faire une démonstration à l’un des membres de votre personnel et vous serez définitivement conquis, car, ne l’oubliez pas : sivous voulez distancer la concurrence, la machine Pilloz vousdonnera des années d’avance ! »’

Cet enregistrement est très révélateur de la manière dont Chaplin traite la parole dans ce film. Tout d’abord c’est une parole artificielle qui donne lieu à une véritable mise en scène sonore et visuelle. La séquence de la présentation de la machine dans le bureau du patron s’ouvre, comme plus tard la séquence de la démonstration, sur une musique d’ouverture à grand renfort de cuivres. Il s’agit d’alerter le spectateur, comme à la foire, qu’un événement important va avoir lieu. Elle s’achève logiquement par un jalon sonore : la sirène de l’usine qui marque la pose repas, ce qui permet une application immédiate de ce que l’on vient d’entendre.

Ensuite, Chaplin opère un traitement burlesque des propos. En effet, nous remarquons que les vendeurs, présents dans le bureau, sont doublement dépossédés de leur parole, sans doute parce qu’il serait risqué et dangereux de les laisser librement s’exprimer sur le produit A l’image ils ne parlent pas : c’est le phonographe qui donne les explications. Dans le contenu lui-même du texte débité il est clairement dit que « cet enregistrement a été réalisé par la compagnie des discours pour vendeurs ».Ainsi ces derniers n’ont-ils aucune liberté d’expression dans leur travail : ils reproduisent eux aussi le discours stéréotypé de leur entreprise. A quoi bon pour Chaplin la parole si elle n’est pas l’expression de l’individu ! Il vaut mieux la pantomime du tramp qui révèle l’homme dans sa dimension authentique et émotionnelle.

Enfin, deux aspects du discours sont particulièrement frappants en ce qui concerne l’écriture cinématographique de Chaplin Celui-ci condamne avec force une parole qui est totalement redondante par rapport à l’image : la caméra montre en effet, point par point, ce que dit le texte. En outre, le débit sonore qui s’accélère follement sur certaines phrases préfigure le rythme de la séquence de démonstration alors que le contenu des propos s’avèrera mensonger. Ainsi, la parole empruntée l’est-elle terriblement au sens où elle ne parvient pas à dire et où elle encombre l’image. Mais elle l’est aussi dans le sens où elle n’appartient pas aux hommes de bonne volonté sinon au grand capital. La machine n’aide pas l’Homme mais… « aidera à augmenter votre production, àdistancer la concurrence ».Ceci contient en germe certaines idées force du discours final du Great Dictator.

Il nous reste à nous interroger sur cette permanence de l’aphasie de Charlot au coeur du cinéma parlant, mais au-delà de ce que Chaplin en écrivait lui-même.