c) La parole confisquée

Si nous considérons, depuis l’arrivée du parlant, les trois derniers films de Chaplin : The Circus, City Lights, Modern Times, nous pouvons essayer de comprendre pourquoi Charlot demeure aphasique. Il nous semble qu’il se trouve dans une situation verbale de parole confisquée.

Dans le premier film cité, il n’a pas la parole pour trois raisons distinctes. Conformément aux souhaits de son créateur Chaplin il doit essentiellement exister, dans ce milieu du cirque, par le langage du corps. La pantomime revendiquée comme art majeur et expression fondamentale doit ici s’affirmer consubstantielle à Charlot. La parole trahirait donc l’essence du tramp. Quant au directeur du cirque, il lui refuse l’accès à la parole, le reléguant au rôle d’accessoiriste et ravi de le manipuler : pendant longtemps Charlot ignore qu’il est la vedette ! Enfin, le langage amoureux lui est interdit puisque l’écuyère en aime un autre. Charlot dans ce film se trouve dans l’incapacité de dire et continue à exister en actes : pantomime et don de la jeune fille au funambule.

Le deuxième film complexifie cette relation à la parole. Charlot existe d’abord uniquement par ce que le spectateur voit : l’écriture cinématographique inscrit à l’image ce que l’aveugle ne verra jamais. En effet, Charlot témoigne son amour à la bouquetière parce qu’il ne lui dit pas qui il est. Encore une fois ce sont les actes qui importent et, à la fin du film, la lucidité du regard après qu’elle a recouvré la vue correspond à un tel dévoilement et à une telle mise à nu que les mots eussent été de trop.

Le troisième film présente une parole aliénée, politiquement confisquée. Charlot perd déjà sa virginité d’enfant, brutalement enchaîné au taylorisme, mais il n’a pas encore la capacité de s’approprier la parole pour quitter complètement l’innocence de l’enfance. Il se protège encore par le jeu débridé, la folie, le fantasme amoureux.

‘« On remarquera que Les temps modernes récusent la parole dans ses applications mécaniques comme la source d’une instrumentalisation supplémentaire de l’individu, comme un facteur supplémentaire d’aliénation. » 114

Charlot résiste dans un monde qui le précipite dans l’âge adulte et Chaplin n’ignore pas que son personnage est de plus en plus fragilisé par les “temps modernes”. Une des séquences clés de cette déchirure de Charlot/Chaplin est celle de la chanson “Titine”. D’abord lorsqu’il répète avec la gamine, il ne parvient pas à mémoriser les paroles comme paralysé par cette incapacité encore à dire. Un gros plan nous montre alors la jeune fille en train de copier le texte sur la manchette de Charlot. Malheureusement quand il entre en piste, dans une glissade énergique et drôle la manchette jaillit du poignet sans qu’il s’en aperçoive. Mais au moment de chanter, il en prend conscience et se trouve comme tétanisé, sans voix, contraint à réitérer sa pantomime. La jeune fille lui crie malgré tout de chanter. Sans pour autant céder à la limpidité de la parole, Charlot se met à babiller, à émettre des sons articulés comme balbutiant les premiers mot d’une langue qu’il n’a pas encore apprivoisée. Il est dans la genèse de la parole et il s’essaye à la première articulation du langage. Charlot use encore de la pantomime signifiante, exhibitionniste et cocasse mais ose pudiquement vocaliser : la parole de Charlot naît.

‘« L’une des plus émouvantes (scènes) est la répétition de la chanson par laquelle, pour la première fois, Charlot fait entendre la “voix douce et extrêmement séduisante “de Chaplin (May Reeves). Surmontant son appréhension, Charlot esquisse l’entrée en scène, mime le premier geste et s’arrête... Il a oublié les paroles. Il ne peut pas chanter. Pendant un court instant, on ne se trouve plus devant un épisode du film, mais devant le drame de Chaplin devant le parlant. » 115

Et il nous apparaît alors que ce film marque résolument la grande métamorphose de Charlot dans sa relation individuelle au monde qui l’entoure.

Notes
114.

POSITIF,  « Charles Chaplin », juillet-août 1973, p. 30.

115.

P. LEPROHON, op. cit., p. 318.