a) Comment survit le personnage de Charlot ?

Le verbe “survivre” convient parfaitement au propos que nous voulons développer. En effet, du strict point de vue du scénario, Charlot est bien en état de survie. Le film débute avec la première guerre mondiale avec les cartons explicatifs suivants :

1er carton “Toute ressemblance entre le dictateur Hynkel et le barbier juif est purement accidentelle.”
2ème carton “C’est l’histoire d’une période entre deux guerres mondiales, période intermédiaire où la Folie s’est déchaînée. La liberté a piqué du nez, et l’Humanité a reçu des coups de pieds.”
3ème carton “Première guerre mondiale 1918”

C’est exactement comme si Chaplin revenait à Shoulder Arms, le film de 1918, réalisant l’ellipse de toutes ses productions entre cette date et 1940, puisque précisément le barbier sera amnésique entre ces deux périodes de l’histoire. Nous avions d’ailleurs été fascinés par cette espèce de prémonition filmique que développait Chaplin à la fin du film de 18. Souvenons-nous surtout de la séquence finale où Charlot, ayant revêtu l’uniforme allemand par ruse militaire, ressemblait étrangement, bien avant l’Histoire, à Hitler ! C’est donc bien rétrospectivement que les films de Chaplin s’enrichissent. et que nos comprenons mieux son travail de recherche cinématographique.

Or, que se passe-t-il avec The Great Dictator ? La séquence d’ouverture se situe en 18 et Charlot est en uniforme allemand, sur la ligne de feu. Tout le début est conçu comme un film muet où Charlot avec plus ou moins de bonheur réitère des slapsticks du cinéma burlesque d’autrefois. Cependant une voix off commente les événements. Charlot est aussi paumé que par le passé, effrayé par ce qui se passe et ignorant des réalités. En cela, il rappelle le personnage d’autrefois, celui à qui va toute la sympathie du spectateur. La nouveauté est qu’il est cette fois-ci doué de la parole même si ses premiers mots renvoient à sa naïveté originelle et sont ceux que poserait tout enfant découvrant le monde : « Qu’est-ce que c’est ? ». C’est quasiment un mot de Vendredi à Robinson. Qu’est-ce que c’est en effet que cette technique nouvelle et rebelle comme cette mitrailleuse antiaérienne, semblable à une grue de tournage, qui se dérègle et tire - ou filme - sur le néant ? Qu’est-ce que c’est que ce monde incompréhensible : « Mais mon lieutenant, comment ça marche ? » et où les mots sont réduits à des mots d’ordre !

Dans ce début, l’image d’un Charlot errant, à tous les sens du terme, demeure. Il se perd dans le brouillard et fait le chemin inverse du film de 18 puisqu’il se retrouve au sein des lignes anglaises. Curieusement Chaplin reprend une séquence quasi identique d’un film à l’autre. Dans celui de 1918, Charlot s’est endormi sur le lit de camp de sa tente de campagne et l’espace diégétique relatif à la guerre dans les tranchées est perçu comme un rêve, le personnage s’excluant du tragique de l’Histoire. Qu’en est-il du film de 1940 ? Dans la séquence consacrée à 1918, Charlot est emporté inconscient sur une civière, allongé sur un lit d’hôpital et souffre d’amnésie jusqu’en 1940 : il a survécu cette fois-ci au sens clinique du terme mais ce grand sommeil cache sans aucun doute de grandes métamorphoses... Il arrive au ghetto ignorant là aussi de la tragédie de l’Histoire. En fait c’est une façon pour Chaplin de s’avancer masqué : la candeur affichée de son personnage lui autorise les satires les plus hardies et subversives.

En outre, il ne perd pas de vue la dimension proprement comique de son personnage et il corse le trait en accumulant des gags parfois grossiers dont il émaille le film et qui sont encore liés à la personne de Charlot : il sent bien que quelque chose de l’âme de celui-ci est en train de lui échapper. Ces slapsticks inscrivent bien souvent en creux une intertextualité forte évoquant tel ou tel plan de films muets. Le gag de l’avion dans lequel Charlot est embarqué avec Schultz non seulement offre à Chaplin la possibilité de jouer avec la caméra en la retournant pour créer ces effets de navigation à l’envers mais renoue avec la farce grossière des débuts de Charlot. Son insouciance et sa naïveté crèvent l’écran au point que Chaplin réalise des situations invraisemblables. Celle de la suspension dans les airs alors qu’il est accroché à la carlingue rappelle étrangement un plan de Lloyd suspendu à l’horloge.

Charlot exécute une pantomime remarquable de rythme et de légèreté sur le trottoir du ghetto après avoir reçu un formidable coup de poêle à frire sur la tête. Cette combinaison de la chorégraphie et de la musique est encore une défense de Chaplin pour les vertus signifiantes et ludiques du meilleur des cinémas muets. Sans compter que le maniement plus aisé de la caméra l’incite à varier les angles de prise de vue et l’échelle des plans. D’ailleurs, gros plans et travellings se multiplient désormais et permettent de grossir ses effets. A la faveur de certaines situations, comme celle des brimades ou des agressions injustifiées, on voit resurgir avec bonheur les vieux réflexes du Charlot d’autrefois, ce qui provoque immanquablement le rire. Ainsi en est-il de la séquence où le barbier juif est confronté aux troupes de la mort qui exigent qu’il repeigne l’inscription : « jew ». Charlot réitère le gag de la tarte à la crème en flanquant le pot de peinture sur la tête du soldat et en badigeonnant l’autre d’un grand coup de pinceau.

D’autres scènes sont des clins d’oeil évident aux situations burlesques du passé. L’internement dans le camp de prisonniers rappelle à la fois The Adventurer et Triple Trouble : Charlot est en costume de bagnard, matricule 7397, marche au pas de l’oie en outrant la gestuelle et en envoyant par défi sa chaussure en l’air. Lorsqu’il s’évade avec Schultz par les toits et qu’il se retrouve en équilibre sur une poutre dans le vide, les bras chargés et la tête dans une poubelle, le spectateur fait un montage de multiples images de Charlot. Celle de Shoulder Arms engoncé dans le camouflage en arbre, celle de The Kid lorsqu’il court sur les toits, celle de The Circus quand il est en péril sur la corde du funambule, celle de Modern Times alors qu’il patine les yeux bandés au bord du trou béant. C’est le même Charlot qui tient en haleine et fait rire ! Et que dire de la scène de peur dans le ghetto où enfermé chez M. Jaeckel, Charlot saute dans un coffre, comme dans Pawnshop, pris d’une soudaine panique. Quant à la scène où Hannah et Charlot rêvent d’un monde meilleur sur le toit où ils se sont réfugiés, elle fait directement écho à la rêverie sur le bonheur domestique de Modern Times. La parenté est d’autant plus frappante qu’il s’agit du même couple diégétique.

Enfin la séquence consacrée au tirage au sort pour désigner celui qui ira poser une bombe au palais. Elle s’inscrit dans une longue lignée de scènes de repas chez Chaplin : filmée de façon frontale comme toujours, elle évoque ici la Cène. Charlot nouvelle figure christique en est au centre mais très rapidement nous assistons à un détournement comique dans la pure tradition du slapstick. En effet, Charlot ingère les pièces glissées dans son assiette de pudding à son insu : le procédé rappelle par exemple celui de la scène du repas en prison de Modern Times et le cliquetis de la monnaie avalée réitère la séquence du sifflet de City Lights. La musique à variations récurrentes - une sorte de valse hésitation - ayant accentué auparavant la gestuelle comique de Charlot tendant à dédramatiser la situation. Chaplin travaille la diégèse en profondeur fondant toute une partie encore de son écriture sur la figure mythique de Charlot, figure dont le spectateur connaît les astuces et les attitudes comportementales.

Une autre dimension caractéristique du personnage est également à l’oeuvre. Chaque fois qu’il est ému, Charlot est touchant de maladresse et de poésie. Ainsi retrouvons-nous cette dimension naïve et rêveuse dans la séquence où il “fait la barbe à Hannah”. Examinons-là d’un peu plus près.

La séquence débute sur un plan moyen des deux personnages, elle assise dans le fauteuil du barbier, lui debout. Or, dans les moments d’émotion intense où il révèle ses sentiments, Charlot a toujours des réactions en contrepoint : ici, son coude glisse dans le lavabo et il perd l’équilibre. Le filmage se poursuit en plan taille et ce qui frappe c’est l’opposition entre Hannah qui fait la conversation à elle toute seule et le jeu muet de Charlot qui prolonge ainsi son travail de pantomime. Dans ce sens on peut dire que la parole d’Hannah est perçue comme redondante par rapport à celui-ci parce que le savoir spectatoriel s’est construit au fil des réalisations avec cette dimension rêveuse de Charlot. C’est pour nous un grand moment diégétique où Chaplin en déléguant le “parlant” à Hannah et en réservant le “muet” à Charlot, tout en les unissant dans le cadre, préserve et ce peut-être pour la dernière fois, l’intégrité de Charlot.

Alors que l’image signifie la distraction de celui-ci accomplissant consciencieusement tous les gestes du barbier sur le visage d’Hannah - avec l’amour qu’on lui connaît quand il prend soin des personnes qui lui sont chères - les mots de la jeune fille commentent par un effet de miroir.

‘« Ca vous arrive de rêver ? Moi, oui. »’ ‘« Je crois que c’est le seul moment où je me sens vraiment bien, quand je peux rêver. » ’ ‘« Il y a des moments où je rêve tellement que je ne sais plus ce que je fais. Est-ce que ça vous arrive ? »’ ‘« Vous savez, on se ressemble beaucoup. Vous êtes comme moi, souvent dans la lune. J’ai toujours aimé les gens dans la lune. »’ ‘« Vous connaissez l’histoire du type qui avait mis sa montre à bouillir et qui tenait l’oeuf dans sa main. »’ ‘« C’est un signe d’intelligence d’être comme ça. Tous les grands hommes sont distraits. »’

A ce moment-là la caméra change d’axe, Charlot se saisit du sabre et rase la jeune fille qui met fin à la rêverie.

‘« Je me demande pourquoi les femmes n’ont pas de barbe. »’

Charlot arrête son geste : ils se regardent et éclatent de rire. Et Charlot de dire :

‘« Il n’y a que moi pour faire des bêtises de ce genre. » ’

Le spectateur témoin et à distance ne peut que s’amuser de cette situation d’étourderie tendre. Quant à nous, nous pensons que cette séquence est lourde de sens. Cette dernière réplique est une prise de conscience douce-amère par Chaplin du caractère cinématographique unique du personnage de Charlot qui durant toute la période du muet a triomphé en mettant en oeuvre “des bêtises de ce genre”. Mais son personnage est désormais fragilisé par la parole qui coupe court à la pantomime. Alors quid de Charlot dans le monde du parlant ? Chaplin doit désormais sortir de ce personnage fortement connoté pour exister autrement dans le monde du cinéma. The Great Dictatorporte en lui les premiers signes effectifs du gommage progressif de Charlot. P. Leprohon met en évidence cet aspect nouveau :

‘« Dès le début, aussi nettement que la caricature d’Hitler est vigoureuse et sûre, l’image de Charlot semble s’être affaiblie. On sent que Chaplin ne peut plus donner qu’un aspect déformé de son personnage. Son apparence physique même le trahit. Le “petit gars” de La Ruée vers l’or, l’être famélique de jadis s’est épaissi, son jeu s’est alourdi. Aux quelques rares scènes - la sortie de l’hôpital, le départ avec Hannah - où il tente de recréer une image d’autrefois, le petit barbier ne retrouve ni la grâce, ni l’émotion de son modèle. C’est qu’il a perdu lui aussi son universalité, son caractère éternel. On sent bien qu’il les regrette et ce n’est pas le moins tragique du film, que cet amenuisement d’une création si haute ! Charlot hante le petit barbier juif. On retrouve en celui-ci une silhouette familière, certains traits de candeur, les terreurs et les audaces du proscrit de la vie, comme on reconnaît les traits de l’ami de jeunesse dans l’homme rencontré plus tard. Mais derrière eux, ce n’est plus le même être. » 118

Notes
118.

P. LEPROHON, op.cit., p. 323.