b) Quels sont les premiers signes de gommage progressif du personnage de Charlot ?

Nous en situerons le premier signe lors de la séquence où Charlot sort de l’hôpital psychiatrique après plus de vingt ans d’amnésie. Pratiquant l’ellipse temporelle dans la diégèse en condensant le temps historique entre le plan de Charlot inconscient sur son lit d’hôpital et les plans occupés par la Figure majeure de l’Histoire, Hynkel, Chaplin inscrit cependant les marques du temps dans son personnage. Et pour mieux soutenir la comparaison, Chaplin insère fugitivement un seul plan avant le discours d’Hynkel, celui de Charlot en promenade respirant une fleur comme au bon temps de City Lights . Or, par la suite, qui retrouvons-nous ?

Par rapport aux premiers plans du film, le personnage a sensiblement vieilli : ses cheveux ont blanchi et son mode d’apparition à l’angle de la rue ne se fait plus avec la vigueur d’antan où il virait sur un pied en dérapage contrôlé. Charlot a forci mais c’est surtout son vêtement qui retient l’attention. Il est quasiment “tiré à quatre épingles” : son pantalon et ses chaussures ne sont plus si larges, il porte un petit gilet à carreaux bien détiré et une cravate noire dans le style bourgeois et son melon est impeccable. Et signe plus étonnant encore il arborera lorsqu’il se promène avec Hannah deux montres, lui qui a toujours honni le temps ! En somme, il s’est embourgeoisé ! Mais cette séquence révèle plus encore. Il a pignon sur rue : sa boutique bien située offre toutes les possibilités d’un commerce rentable et c’est avec la joie d’un propriétaire qui retrouve son bien qu’il en ouvre la porte et en franchit le seuil. D’ailleurs ses premiers gestes relèvent de l’habitude d’un commerçant qui connaît son lieu de travail. Jamais Charlot n’avait été aussi inséré dans le tissu social et la suite du film nous montre qu’il est une figure importante du quartier : il est le barbier.

‘« Chaplin would wear a clean, neat version of the “tramp” costume in his next film, but the man inside the costume has a job, a home, a nationality, a religion, a place in the world, and a voice. It is that voice, more than anything else, that sets the little Jewish barber apart from Charlie. » 119

En outre, son statut a fondamentalement changé. Dans les réalisations antérieures, le tramp était solitaire et errant, travaillant épisodiquement, vivant on ne sait où. Déjà, nous avions noté un changement à la fin de Modern Times où se dessinait sur la route une image du couple, la rupture avec le tramp authentique ayant été consommée pour nous dans la séquence finale de The Circus . Ici, il n’est plus solitaire mais bien solidaire d’une communauté fortement structurée dont il est d’emblée désigné comme martyr par le stigmate sur ses volets : « JEW ». Charlot est obligé malgré lui d’endosser l’Histoire et de perdre son innocence. A l’injonction du soldat allemand : « Heil Hynkel », Charlot répond : « Qui c’est ? » et le soldat le gifle « Ne te fiche pas de moi. » Or, l’altercation qui s’ensuit avec les troupes de la mort est riche de sens sur l’évolution du traitement du personnage de Charlot.

Analysons précisément celui-ci par différence dans une situation récurrente chez Chaplin, celle de la course poursuite qui prolonge la séquence de l’altercation avec les soldats allemands. Que se passe-t-il ici ? Contrairement à ce qui arrive dans les films antérieurs, la course poursuite est impossible et Charlot a perdu son énergie et son dynamisme pour vaincre l’obstacle. Sur le plan filmique le traitement de cet échec est tout à fait signifiant. Nous prenons la séquence au moment où Charlot, s’étant emparé du pinceau pour badigeonner le soldat qui veut lui passer les menottes, tente de fuir.

La construction est pertinente :

  • Un travelling avant le long du trottoir où Charlot harcelé par les deux soldats essaie de s’échapper par le bord droit du cadre (astuce classique des films de Chaplin mais qui ne fonctionne pas ici). Charlot au centre du cadre est bloqué net dans sa course par l’arrivée massive d’une troupe par ledit bord droit.
  • Un changement d’axe à 180 degrés et un second travelling qui suit le déplacement de Charlot vers l’autre extrémité du trottoir où surgit une troupe identique à la précédente par le bord gauche.
  • Charlot effectue un va et vient entre ces deux extrémités et filmé en plan moyen il occupe alors le centre de l’objectif, en suspension dans sa course, le pinceau à la main et se découpant sur l’inscription “JEW” de la vitrine derrière lui. Jamais une telle rupture n’a été opérée dans sa fuite et ce début d’impuissance du personnage qui va être livré progressivement à la foule est accentuée dans le montage cut du plan suivant avec un changement de point de vue étonnant.
  • C’est un plan d’ensemble en contre-plongée qui inscrit le point de vue d’un spectateur qui pourrait voir cette scène depuis la fenêtre d’un immeuble, en face du ghetto. Ce plan fixe va renforcer l’image de la souricière qui se referme sur Charlot et la vision d’un être minuscule prisonnier de la masse des soldats. Cet écrasement du personnage encore en position centrale dans le cadre mais cerné sur sa gauche et sa droite est doublé d’un effet d’encerclement grâce aux mouvements qui surgissent du hors-champ où désespérément il veut fuir. Une troisième troupe vient refermer l’espace ouvert sur la rue ; l’ensemble du cadre est ainsi saturé et c’en est fini d’un Charlot qui parcourait tous les bords du cadre pour disparaître comme par enchantement au coin de la rue.
  • Le plan taille suivant souligne l’état de prisonnier aux mains des troupes d’autant que le visage du personnage exprime le désarroi et l’hébétude - que peut saisir cet amnésique si ce n’est l’absurdité d’une telle violence à son égard ? - Chaplin réalise là une scène exemplaire de justice populaire qui exécute au sens littéral du terme son personnage. « J’ai une bonne idée, dit un soldat, nous allons le pendre ».

En effet, Charlot groggy, impuissant, filmé en gros plan, la corde autour du cou, capitule. L’énergie vitale l’a définitivement abandonné. Que peut un petit barbier juif, un homme insignifiant et privé de mémoire devant un tel déploiement de forces ? Charlot est un être brisé dans son essence même. Sa communauté taraudée par la peur, elle aussi, l’a abandonné : elle apparaît dans la profondeur de champ, symbolisée par M. Jaeckel spectateur en surplomb de la scène, figé à côté de la cage du canari et séparé de Charlot par la hauteur du mur du ghetto. Ce double symbole pointe le double enfermement du « chef » intellectuel du ghetto ; il est prisonnier physiquement et privé de sa liberté d’expression. Il est ainsi filmé dans cette double impuissance qui paralyse toute action.

Affaissé auprès du réverbère dévoilé en gros plan et servant de potence, Charlot a cessé d’être Charlot. Qu’on se souvienne à cet égard du film de 1917 Easy Street et de la séquence du réverbère où Charlot déployait une énergie phénoménale où il finissait par terrasser le colosse ! Ici un panoramique vertical qui suit la victime que les soldats redressent en tirant sur la corde découvre un Charlot en plan poitrine résigné et apeuré. Sept ans avant M. Verdoux, cette séquence préfigure la guillotine qui l’emportera définitivement. Le tragique de situation s’associe au tragique du personnage qui est en passe de mourir sous nos yeux. La musique elle-même participe à cette atmosphère de tension en jouant sur les aigus et le rythme soutenu, mêlant des coups de sifflet stridents. Le silence à l’arrivée de Schultz dévoile lui aussi un Charlot bien différent de son personnage habituel.

A l’attitude agressive et à la pulsion conservatrice, à l’humour corrosif et aux facéties vives se substituent la docilité et l’aliénation, l’incompréhension douloureuse et les réponses étranges. Charlot est en état de désarroi profond et sa voix est comme hors du monde. Quand il retrouve la mémoire, ce n’est pas le Charlot d’avant qui renaît mais un être qui témoigne de son inaptitude à comprendre ce “nouveau monde”. Il ne peut renouer ni le fil de son histoire ni celui de l’Histoire. Il s’est affaibli et son image s’est affadie.

Par différence donc avec les réalisations qui précèdent The Great Dictator, on peut avancer que Chaplin, choisissant de faire endosser à Charlot une longue amnésie, le métamorphose. C’est comme si Charlot avait perdu la mémoire de Charlot et de ce fait ne pourrait plus jamais renouer avec son image antérieure. Comment s’opèrent alors les relais et quelles nouvelles figures Chaplin est-il amené à mettre en place au sein de son dispositif cinématographique ?

Notes
119.

J. SMITH, op.cit., p. 107