3 - Ambiguïté de la figure et début de détournement

a) Qu’en est-il de la figure du tramp ?

A aucun moment du film cette figure n’apparaît en tant que telle. De soldat de l’armée de terre en 1918 à la fonction de barbier au sein du ghetto pour finalement endosser le rôle du dictateur Hynkel, Charlot ne connaît plus l’errance à travers le tissu urbain. Ses aventures elles-mêmes sont étroitement liées à un groupe : la troupe dans laquelle il est soumis aux ordres de ses supérieurs (à plusieurs reprises Chaplin opte pour la figure de “la queue leu leu” où son personnage est placé en dernier dans une position d’exécutant), la communauté du ghetto dont il partage les vicissitudes, les peurs et les résistances, enfin la nation pour laquelle il endosse la fonction de chef d’Etat malgré lui. En outre la diégèse du film ne se comprend pas comme le récit d’une nouvelle aventure de Charlot mais s’articule sur une dualité problématique.

En effet l’ambiguïté naît de la position actantielle du personnage que nous préférons d’ailleurs appeler “persona” 120 avec la polysémie que lui accorde le mot latin. Chaplin doit résoudre cette question. Dans les réalisations antérieures le persona, en l’occurrence Charlot, était sujet, porteur de son propre programme narratif en butte à des opposants certes, bénéficiant d’adjuvants parfois, mais toujours capable de porter le récit jusqu’à sa résolution finale. Cela avait fait de Charlot un héros populaire, symbolique de la revanche des démunis sur le mauvais oeil. Dans The Great Dictator, nous ne sommes plus dans un “film de Charlot”, et nous nous trouvons en présence d’un double persona. Peut-on dire qu’à partir de là nous avons affaire à un sujet et à un anti-sujet, tous les deux porteurs de leur propre programme narratif ? Essayons de comprendre le fonctionnement du persona dans ce film.

La séquence d’ouverture située en 1918 laisse d’abord croire que le sujet est ce soldat qu’incarne Chaplin Or, à la grande surprise du spectateur, ce programme narratif est abandonné au profit d’un autre. Celui d’A. Hynkel qui à l’évidence n’est pas Charlot : est-il à considérer comme l’anti-sujet par rapport au barbier ? Sans aucun doute. Au cours du film il apparaît comme un opposant et, par rapport à notre savoir des films de Charlot comme un anti-Charlot. Le programme narratif initial ne pourra être repris que par substitution de persona mais sous certaines conditions. La figure de l’anti-sujet devra subir un détournement pour qu’elle soit susceptible d’accomplir le programme. Or nous nous attacherons d’abord au traitement cinématographique de la mise en scène du double persona. Mais elle devra également bénéficier d’adjuvants suffisamment clairs pour lever toute ambiguïté pour le spectateur.

Notes
120.

Contrairement à son genre dans l’étymologie latine nous donnerons au terme “persona” le genre masculin en référence à l’ambiguîté de Charlot/Chaplin . La polysémie renchérit aussi celle-ci puisque « persona » signifie :

« masque de l’acteur », « rôle dans une pièce de théâtre », « caractère », « personnage », « individualité », « personnalité ». Cette polysémie est à l’œuvre pour comprendre la figure du tramp.