b) mise en scène du double persona et détournement

Nous avons déjà examiné comment l’écriture cinématographique de Chaplin se nourrissait des traces de Charlot dans celui qui apparaissait, dans la séquence d’ouverture, comme le sujet de la diégèse et comment ce persona était rapidement abandonné au profit d’une figure qui va désormais occuper tout l’espace du film. Ce n’est pas la première fois que Chaplin utilise la thématique du double dans ses réalisations mais cette fois-ci elle fait l’objet d’un tel traitement qu’elle pose la question de l’effacement de Charlot et de l’apparition d’actants différents dans la diégèse.

Dans la construction des séquences initiales le persona semble porter le programme narratif suivant : un nouvel avatar de Charlot dans le conflit mondial de 14-18 qui se solde par une blessure qui le conduit à l’hôpital pour amnésie. Le spectateur habitué à ce type de scénario découvre cependant la voix douce et feutrée d’un persona jusque là muet. Chaplin n’hésite pas ensuite à insérer un plan de Charlot déambulant non plus dans les rues comme autrefois mais dans l’espace circonscrit de l’hôpital militaire, une fleur à la main. Là si les codes filmiques peuvent encore être en place pour “l’aficionado” qui attend “une nouvelle histoire de Charlot”, la voix over l’oriente immédiatement vers une autre perception. En effet, que dit-elle et sur quelles images ?

Juste avant le plan de l’apparition fugitive de Charlot, la voix over, sur des images de rotatives qui avaient la double fonction d’informer le spectateur et de rendre compte filmiquement du temps qui passe, énonçait sur la dernierre manchette de journal : “Le parti de Hynkel a pris le pouvoir.”Elle poursuit ainsi, sur le plan qui montre Charlot amnésique saluant une infirmière, l’inscription “surgery” et deux soldats assis sur un banc :

‘« Pendant ce temps notre petit juif vétéran de la première guerre mondiale souffrait d’amnésie et restait plusieurs années à l’hôpital militaire. Il ignorait les changements profonds survenus en Tomania. Hynkel, le dictateur, dirigeait la nation avec une poigne de fer ».’

A ce moment précis du texte Chaplin réalise un fondu-enchaîné : à l’image du “petit juif” filmé en plan moyen de face, souriant et tranquille, humant le parfum de la fleur qu’il tient à la main, se substitue un plan américain d’un homme en uniforme d’officier allemand, filmé de dos, exécutant le salut fasciste et surplombant du haut d’une tribune une foule immense. Cependant la voix over constitue un flux continu sur ce changement de point de vue :

‘« Sous le nouvel emblème de la double croix, la liberté était bannie, le droit à la parole supprimé. On n’entendait plus que la voix de Hynkel. »’

Sur cette ultime phrase la caméra change d’axe à 180 degrés et cadre de face Hynkel haraguant la foule. Une voix tonitruante et inconnue nous agresse en même temps qu’un persona qu’il nous convient d’analyser.

Premier constat : le persona du “petit juif” a disparu, lui qui ressemblait étrangement à notre perception habituelle de Charlot. Nous avons à peine eu le temps de connaître le son de sa voix tant il fut peu disert.

Deuxième constat : qu’est-ce que ce second persona qui fait irruption dans le champ possédant, à première vue, des traits physiques apparentés au premier mais qui élimine aussitôt Charlot ?

D’emblée ce persona n’est pas perçu autrement que comme la caricature de la figure historique d’Hitler : il en a les traits physiques, les attitudes, les gestes. Sa voix qui éructe dans une langue incompréhensible mais au timbre guttural aisément reconnaissable est un trait pertinent d’identification au modèle original.

‘« Out of these endless similarities and contrasts comes one crucial point : Hitler provided Chaplin with highly personal elements of attraction and repulsion. It is irrelevant whether or not he was aware of the self-referential nature of his parody of Hitler, whose voice and movements he studied in newsreels (...) » 121

Il est nommément désigné comme Adénoïd Hynkel et campé dès le premier plan dans une des mises en scènes favorites d’Hitler. Ainsi est-il imposible de douter de l’incarnation de ce persona :

‘«  Dès la première scène où il apparaît - la harangue au parti - le dictateur de Chaplin est typé de façon inoubliable composant une caricature qui n’est pas poussée à la charge, et à travers laquelle les traits du modèle apparaissent avec une saisissante vérité. Nous avons bien connu ces vociférations devant le micro, ces étranglements et ces temps de pause, ces défilés de parade, cette mise en scène magnifique et grotesque. Nous avons vu s’agiter dans un monde torturé d’inquiétude, ces fantoches éphémères dont les rodomontades n’avaient d’égales que les haines. » 122

En outre ce persona est aux antipodes de celui de Charlot. Si celui-ci remplissait le programme narratif toujours aléatoire de l’errant solitaire ballotté par les vicissitudes de l’existence, celui-là assume un programme narratif sans faille, rigoureusement minuté, glorifiant ses décisions et ses actes, à la mesure du destin historique de son modèle. Il est constamment secondé par des figures qui incarnent toutes des personnalités de l’Histoire du troisième Reich - la parenté linguistique des noms est sans équivoque - Et au mutisme du premier s’oppose la loghorrée verbale du second.

On a donc bien affaire ici à un détournement du persona non seulement dans le traitement de Hynkel mais il nous semble aussi sur l’ensemble du film. Il est clair que la figure du dictateur ne pourra jamais évoquer Charlot et fonctionnera dans la diégèse comme un anti-sujet par rapport au film lui-même mais également par rapport aux réalisations antérieures. Jamais en revanche elle ne pourra se dédouaner de la personne d’Hitler et son histoire ne pourra se déprendre de l’Histoire de l’Allemagne. Il faut que Chaplin invente une espèce de deux ex machina pour que le programme narratif de Hynkel se trouve inversé. Est-ce pour autant qu’il va restituer le persona de Charlot auquel nous sommes habitués ? Il n’en est rien et ce, dès le début du film où un carton nous avertit, comme cela n’a jamais été le cas :

‘« Toute ressemblance entre le dictateur Hynkel et le barbier juif est purement accidentelle. »’

Comment pouvons-nous comprendre cet avertissement ? Nous avancerons plusieurs interprétations. Chaplin qui remplit les deux rôles ne veut pas que le spectateur se laisse abuser par la prégnance de l’acteur. Il doit admettre d’emblée dans le pacte de lecture la création de deux persona ayant pour fonction narrative, l’un d’être un sujet, l’autre un anti-sujet. En outre il exclut, au moins dans les termes, Charlot. Dire “le barbier juif” avec un déterminant défini c’est établir une typologie représentative d’un état parfaitement identifiable à la fois sur le plan social et ethnique. Charlot quant à lui avait une plasticité d’interprétation et de statut interdite au barbier juif.

Est-il à ce point de la réflexion possible de soutenir encore que Charlot est au coeur de l’écriture cinématographique de Chaplin ? A l’examen de The Great Dictator et en dépit des traces laissées par Charlot dans la diégèse comme nous l’avons démontré précédemment, nous ne pouvons que constater un effacement de celui-ci au profit de deux persona antithétiques qui conduisent Chaplin a repenser son esthétique burlesque. S’il est éclatant que Hynkel n’est pas Charlot, il s’avère rapidement que le barbier juif n’est pas non plus Charlot même s’il y a une nostalgie de ce persona dans certains comportements du barbier. Toutefois dès qu’il endosse le programme narratif du dictateur, Charlot n’est plus et nous expliquerons pourquoi.

Notes
121.

J. SMITH, op. cit., p. 110

122.

P. LEPROHON, op.cit. p. 322