Nous avons déjà montré de quelle façon Chaplin réactivait des traits du burlesque et certains gags de la période muette dès la séquence d’ouverture puis de manière disséminée dans le film. Mais il innove par la parodie de la personne d’Hitler et en usant des ressources que lui offre la bande sonore. Ainsi le burlesque s’enrichit-il du nouveau persona que Chaplin crée en dehors de Charlot, se nourrissant de l’Histoire du moment.
‘« La première séquence avec Hynkel, et son retour triomphant au palais, est une contrefaçon burlesque de Triumph des Willems de Leni Riefensthal : costumes, insignes, décors, discours, foule, mise en scène en manifestent la référence.. » 123 ’Intéressons-nous à la première apparition de Hynkel parce qu’elle nous paraît révélatrice du nouveau traitement du burlesque par rapport à celui qui était réalisé à partir de Charlot. Une différence majeure retient immédiatement notre attention : la voix de Hynkel, effective, fortement connotée, caractéristique évidente du persona fonde la nouvelle démarche de Chaplin par opposition à la pantomime muette de Charlot qui était au coeur de l’esthétique comique. En effet, en même temps que le mouvement d’appareil à 180 degrés nous dévoile Hynkel de face, la voix jaillit et nous agresse, par l’insistance du regard caméra du dictateur. « On n’entendait plus que la voix de Hynkel »énonce la voix over.
‘« Mais ce qui dépasse peut-être - du point de vue de l’acteur en tout cas- tout ce que Charlot a jamais fait jusqu’ici, ce sont les discours d’ Hynkel. Sous la caricature à peine chargée (voir son modèle dans les actualités), il y a une parodie du geste et de la parole qui est bien la chose la plus extraordinaire qu’un acteur ait signifié avec autant d’intensité, de brièveté et de brio. Pour s’exprimer, Charlot (quant à nous, nous préférerions dire ici Chaplin) invente une sorte de néo-langage formé d’un mélange de yiddish, de judéo-allemand et de cockney, le tout volontairement incompréhensible, traduisant, par une suite de sons gutturaux et d’onomatopées, non le sens mais l’esprit, non la pensée mais la force, la rage qui animent cette pensée. » 124 ’Chaplin conçoit le burlesque à partir d’un modèle précis et le travail d’imitateur qu’il entreprend est tout à fait neuf par rapport aux habitudes comiques de Charlot. Son entourage n’a pas manqué de révéler qu’il ne cessait d’étudier les films d’actualités pour rendre au mieux la gestuelle et la tonalité oratoire d’Hitler. Dans la première scène où il apparaît, la caméra joue sur les échelles de plans - du plan taille au très gros plan - pour souligner la force d’articulation et l’élocution hachée mais aussi l’extraordinaire pouvoir de fascination de la parole. La gestuelle qui scande les rapports avec la foule, par exemple le silence total de la bande son sur un seul geste de la main accompagné d’un air dédaigneux et hautain ou au contraire le volume sonore des ovations du peuple, est minutieusement rendue Le contenu de l’idéologie fasciste est fourni par une technique de contrepoint sonore tout à fait innovante chez Chaplin A la loghorrée verbale, véritable bouillie mais phonétiquement signifiante, la simplicité et la brièveté de la voix over matérialisent la rudesse du langage totalitaire. Ce décalage qui opère une distanciation souligne l’habileté oratoire d’un persona qui tire sa puissance du maniement des foules. Chaplin l’accentue par une pantomime caricaturale qui joue à la fois sur les effets visuels (gestes, déplacements, visage extrêmement mobile, puissance des cordes vocales, travail du regard etc.) et les ressorts de la violence verbale. A cet égard le plan de la bagarre avec les micros est particulièrement pertinent. Chaplin cadrant de face amorce la séquence par un travelling avant, réalise un gros plan puis un très gros plan sur le visage du dictateur. C’est la bande son qui décuple la force de ce plan où les micros plient sous le volume sonore de la voix. La pantomime consiste, en débutant par une espèce de grognement porcin, à rendre compte d’une certaine dimension bestiale et hystérique que renforce le jeu de physionomie. La puissance de la parole est physiquement vécue comme un affrontement impitoyable et sans réplique. Or, cette brutalité corporelle, cette sauvagerie oratoire ont un objet précis dont rend compte de façon détachée voire quasi neutre la voix over : « Il vient de dire quelques mots sur le peuple juif. »
La parole si longtemps dédaignée par Chaplin ainsi qu’un travail précis sur la bande son qui ménage les effets sonores deviennent dans ce film le nouvel ancrage du burlesque (en somme elle est à son service) parce qu’elle entraîne des modifications notables dans l’écriture cinématographique. C’est elle désormais qui métamorphose le montage. Le recours au plan rapproché et au très gros plan est une conséquence de l’esthétique du parlant et d’autant plus que le persona de Hynkel se signifie d’abord par l’emprise de sa voix. Il s’agit donc d’être au plus près de la source sonore et qui plus est quand elle se soutient par un jeu de mimiques appropriées. La durée moyenne des plans s’étend pour la bonne raison que Hynkel est d’abord un personnage narcissique et en perpétuelle représentation, celui qui parle et que l’on écoute, soit médusé soit fasciné. Il est un portrait qui se regarde et s’admire dans l’oeil voyeur de la caméra. Un plan emblématique de ceci le montre se regardant dans le triptyque d’un miroir soigneusement dissimulé dans une soi-disant armoire à dossiers. Sa mégalomanie qui le pousse à toujours occuper le centre de l’objectif induit une multiplication de faux raccords dans l’axe. Et F. Bordat constate que :
‘« La disparition de Charlot a contribué à modifier la nature du découpage. Le groupe PA-PR-GP domine de façon écrasante le groupe PM-PE-PG (quatre cent quarante -deux plans contre cent qatre-vingt trois) : la caméra colle de plus près à son héros loquace. Lié au parlant, le rallongement de la DMP (douze secondes) est par ailleurs confirmé : ce sont les normes hollywoodiennes de l’époque. » 125 ’Il est vrai que Charlot se signalait plutôt par sa virtuosité fugace dans le cadre qui avait toujours bien du mal à le contenir.
Tout au long de The Great Dictator, le jeu sur la parole outrée du puis des dictateurs s’accompagne du souci de créer des gags sonores (Chaplin préfigure sur ce point le travail de Tati). Bruits de poêle à frire sur la tête des soldats, sonnerie de clairon pour appeler la secrétaire, échos des micros et interphones pour commander le petit personnel, un simple déclic de la machine à écrire pour transcrire une longue dictée de Hynkel et un interminable crépitement pour noter un misérable mot ! Irruption de la voix tonitruante du dictateur dans le haut-parleur du ghetto alors que celui-ci jouit d’une paix bien éphémère, d’autant plus inquiétante que Chaplin fait tout un travail d’écriture cinématographique. Pour insister sur la prégnance de la voix ; il filme les deux haut-parleurs en gros plans sur les réverbères grâce à un raccord regard des passants qui lèvent les yeux en direction de la source sonore en exécutant un panoramique vertical du bas vers le haut. Un fondu enchaîné crée un effet de surimpression et fait apparaître en très gros plan le visage convulsionné de Hynkel éructant.
Cette voix que Chaplin incarne volontairement pour imprimer au burlesque une dimension tragique provoque des réactions incontrôlées qui, l’espace d’un instant, rappelle les gags de la pantomime charlotesque. Le petit barbier tombe la tête la première dans un tonneau pour se cacher ou ne plus entendre. Or, Chaplin va bien au-delà dans sa recherche du burlesque puisque c’est la parole tonitruante d’Hynkel qui structure toute la séquence. Au moment où le barbier tente de récupérer sur la pointe des pieds son chapeau qu’il a perdu dans sa course effrayée, un fondu enchaîné sur un très gros plan d’Hynkel hurlant surgit, provoquant dans le plan suivant une paralysie des actions du barbier. La parole du dictateur structure les actes du petit juif et commande ses réactions de peur. Pour un réalisateur qui avait affirmé, lors de la sortie de City Lights, que les actions étaient plus fortes que les mots, il démontre ici radicalement le contraire, fondant ses situations burlesques sur la force du Verbe.
Ainsi en va-t-il de celle de Napoleoni, caricature à peine voilée de Mussolini. Lorsque le chef d’Etat italien se rend pour la première fois dans le bureau d’Hynkel, Chaplin bâtit le comique de situation sur la rivalité de l’occupation de l’espace par les deux dictateurs - lequel aura la position de dominant ? - mais davantage encore sur le fait que Napoleoni s’approprie la parole. Ayant le verbe plus haut et plus alerte il contraint Hynkel au mutisme ce qui se traduit physiquement par un tassement du corps de celui-ci et par une paralysie de ses actes. Hynkel ne retrouve la rage verbale qu’une fois l’Italien sorti !
Les situations burlesques s’élaborent aussi sur une composition savante de la bande sonore. Deux séquences sont à cet égard pertinentes : celle de l’arrivée du train en gare et celle du défilé militaire. Le comique de la première joue sur les différents grincements et bruits de ferraille des wagons, la seconde surtout sur les écarts de tension ou de volume sonore. On ne voit rien mais les bruitages installent une représentation mentale de la vision : des bruits sonores et forts pour l’artillerie lourde, un silence étiré pour le passage de l’artillerie légère, des sons de guimbardes désossées pour le matériel de pointe, un vacarme de vrombissements en boucle et d’avions en piqué qui explosent. On pourrait ainsi multiplier les exemples qui soulignent le travail minutieux de Chaplin pour rénover le burlesque par la plasticité d’invention que lui offre la bande sonore. Chaplin sait donc pleinement tirer profit des techniques nouvelles qui sont à sa disposition :
‘« Chaplin sait tirer de ce nouveau moyen des effets étourdissants. (...) Et, d’un bout à l’autre du film, les éclats, les hoquets, les sussurements, les invectives, l’amplification des hauts-parleurs qui vident la rue et terrifient le petit barbier, font en quelque sorte de la voix un élément primordial dans la caricature du personnage. (...) Un dictateur muet était plus inconcevable qu’un Charlot parlant. Dans le choix qu’il a fait, Chaplin a sacrifié le barbier au dictateur, mais avec une sorte de crainte, de regret. » 126 ’S’il est incontestable que la parole a donné à Chaplin des ressources nouvelles, elle lui a permis aussi de fonder essentiellement son écriture sur le persona du dictateur sans pour autant abandonner le persona du barbier. Or, si celui-ci conserve des traits de Charlot il ne peut lui être assimilé. C’est ce dernier point que nous nous proposons d’analyser en tentant de résoudre l’épineuse question du renversement de programme narratif au cours du film et celle de l’effacement du persona de Charlot.
A. NYSENHOLC, op. cit., p.111.
J. MITRY, op. cit., p. 139
F. BORDAT, op.cit.,p.238.
P. LEPROHON, op. cit., p. 326-327