Chaplin déploie deux procédés

Le premier, dans un long travelling, tantôt arrière, tantôt avant, tantôt latéral, s’intéresse à mettre en évidence les réactions du barbier aux manifestations de la bande sonore. Sur les bruits vigoureux d’armes, sur les saluts fascistes intempestifs celui-ci manifeste sa crainte ou sa panique soudaine. Il a perdu cette allure martiale de l’autre pour adopter une démarche boiteuse et hésitante. Sa voix douce et timide exprime aussi ses peurs. Par exemple, se refusant à toute décision, il ne fait que redoubler les paroles de Schultz et s’évanouit à ces mots : Vous envahissez l’Osterlich”. En redevenant sujet de la diégèse - le dictateur ne réapparaîtra plus jamais - d’abord par une certaine attitude comportementale par rapport au monde et par différence absolue avec le programme narratif de l’anti-sujet, ensuite par la voix - “Le monde est suspendu à vos lèvres”,lui dit un officier SS (il ne croit pas si bien dire !) -, le petit barbier juif a toutes les chances de trouver enfin sa place dans l’histoire mais surtout de donner à l’Histoire un autre visage : “Liberty” affiche le fronton de la tribune officielle.

Le second procédé, nous lui donnerons le nom de dévoilement. Il ne peut se révéler que parce que la diégèse a mis en place un adjuvant précieux en la personne de Schultz. C’est lui qui fait naître le persona nouveau en le dirigeant vers la nouvelle forme d’expression filmique qu’est l’apport précieux du parlant.

‘« Vous devez prendre la parole, lui dit-il
- Je ne peux pas, répond le petit barbier.
- Il le faut, c’est notre dernier espoir.
- Espoir... »’

Le dévoilement est donc double. Quand le barbier entame son discours à la tribune, l’alternance des plans taille, poitrine et des gros plans et le cadrage en plan frontal fixe révèlent un homme vieilli, tête nue, le cheveu blanc, sans fard. Le regard caméra insistant et la voix calme et pénétrante, du moins au début, engendre et maintient une implication spectatorielle forte. Charlot s”est effacé au profit du barbier qui s’efface aussitôt au profit de Chaplin lui-même. Il est alors porteur de sa propre esthétique et de son engagement d’homme libre.

Mais il dévoile aussi le questionnement qui le hante depuis la découverte du parlant : « Doit-il prendre la parole ? » Chaplin en 1940 se pose la question de la survie de son cinéma avec la disparition effective de Charlot. Mais il nous semble avoir compris aussi les enjeux du cinéma de propagande à son époque. Même s’il prend le contre-pied du discours d’Hynkel il use des procédés de ce cinéma là : les plans d’ensemble sur la foule et le décorum sont significatifs de cette esthétique-là.

Loin de penser comme Mitry que la fin du film « ce n’est plus du cinéma » 127 , nous y voyons au contraire une utilisation de ses ressources. D’une part, il alterne jusqu’à l’image finale les plans du barbier et ceux d’Hannah, réunissant dans l’image avec des effets de plans remarquables ce que la voix proclame et d’autre part en alliant ces deux mots qui sont désormais le fondement consenti du cinéma de Chaplin : « Regarde vers le ciel Hannah, regarde. » « Ecoutez », dit-elle. 128

Notes
127.

J. MITRY, op. cit., p.139

128.

C’est moi qui souligne.