TROISIEME PARTIE. L’ECLATEMENT DU PERSONNAGE DE CHARLOT. LES NOUVELLES ECRITURES DE CHAPLIN

« Regarde   » dit le petit barbier juif, « Ecoutez », répond en écho Hannah à la fin de The Great Dictator . Ces derniers mots nous sont apparus comme révélateurs du nouveau cinéma de Chaplin engagé désormais dans la voie du parlant. Or, il lui faut sept ans pour livrer au public M.Verdoux qui l’enracine magistralement dans les techniques de ce cinéma-là. Cette longue maturation engendre un personnage de Charlot pour le moins étrange et sur le mode de la réalisation, des implications nouvelles de Chaplin.

A maints égards la première séquence du film est lourde de sens. Contrairement à tous les autres films aucun personnage n’est présent à l’écran. Un long travelling surplombe des pierres tombales dans un cimetière accompagné d’une voix off masculine au timbre suave. Un nom sur la première stèle et des dates : Henri Verdoux 1880 1937 . Le commentaire, lui aussi, mérite attention :

‘« Bonsoir. Vous le voyez, mon nom est Henri Verdoux. J’étais un honnête employé de banque jusqu’à la crise de 1930, date à laquelle je me retrouvai au chômage. Je me lançai alors dans l’élimination des sujets du sexe opposé. Il s’agissait d’une affaire strictement commerciale destinée à nourrir ma famille. Mais la carrière de Barbe Bleue n’est pas rentable. Seul un optimiste forcené s’y risquerait. Ce fut hélas mon cas. Le reste appartient à l’histoire. »’

Nous avons soutenu l’hypothèse dans le chapitre précédent de la disparition du persona de Charlot et de son programme narratif habituel et montré la pression que Schultz exerçait sur le barbier pour l’inciter à parler. Le début de M. Verdoux confirme cette hypothèse. La voix off qui s’adresse à nous est une voix d’outre-tombe, celle d’un mort, d’un être désincarné comme si Chaplin signifiait par là qu’il allait se révéler cette fois-ci par le cinéma parlant mais qu’il allait s’intéresser à quelqu’un d’autre que Charlot, à un certain Henri Verdoux. Et c’est cette voix même qui inscrit le programme narratif initial du personnage (le monologue est au passé et le récit est figé entre deux dates 1880-1937) dont le film, sur le mode du flash back total, va nous montrer les péripéties. Il est également étrange de constater, en dépit des écarts de date, que la vie de Verdoux, soit 57 ans correspond à l’âge qu’a Chaplin lui-même, à un an près, au moment où il tourne le film. Est-ce à dire que celui-ci fait cinématographiquement son deuil de Charlot et le signifie déjà par la séquence du cimetière et doublement en s’attachant au destin passé de Verdoux qu’il fait d’abord exister par sa voix, fût-elle d’outre-tombe ? Charlot vivant se taisait, Verdoux même mort parle. Voilà, semble nous dire Chaplin, un cinéma qui sait ressusciter les vivants d’entre les morts : « Regardez et écoutez ».