CHAPITRE XI. LE POINT DE RUPTURE. 11 AVRIL 1947. MONSIEUR VERDOUX

1. Les avatars de Charlot

a) Une nouvelle figure : qu’est devenu Charlot ?

Bien que Chaplin nous ait, dans d’autres réalisations antérieures, habitués à voir Charlot se métamorphoser - il n’en restait pas moins Charlot - pour la première fois il accomplit un changement radical dans la composition du personnage qu’il incarne. Déjà dans The Great Dictator, Charlot était le barbier juif solidaire de sa communauté et installé dans sa boutique. Cette fois il a disparu et c’est à M. Verdoux que nous avons affaire, un homme défini par sa date de naissance et de mort, donc à l’état civil incontestable d’autant plus qu’il est affiché dès le début du film sur la pierre tombale où il repose. En outre la voix off précise les éléments essentiels de sa biographie : « honnête employé de banque jusqu’à la crise de 1930 », puis chômeur, enfin criminel par nécessité alimentaire. C’est à cette histoire là, celle d’un citoyen ordinaire que nous convie Chaplin. Jamais son personnage principal n’a été aussi inscrit dans le social : situation honorable, famille, vie exemplaire pendant un demi-siècle ! On est aux antipodes de la vie d’errance du tramp de jadis, un pauvre hère sans nom, sans famille, sans situation, ballotté par les aléas de la rue.

Pourtant le spectateur ne découvrira M. Verdoux que fort tard dans le film puisque nous sommes d’abord en présence d’un certain M. Varnay, entrevu d’abord sur une photographie en possession de la famille Couvais. Or, ce qui frappe immédiatement, c’est la grande plasticité du personnage, sa propension au protéiforme : Verdoux alias Varnay, alias capitaine Bonheur, alias Floray. Et si nous recensons, en fonction de ces changements de personnalité, la gamme de ses vêtements, c’est encore la grande diversité qui prévaut. A chaque femme, il façonne sa personnalité de séducteur et campe un masque. Qu’est devenue la défroque si reconnaissable de Charlot ?

A une exception près et encore très discutable, celle où M. Verdoux rencontre la jeune fille dans une rue de Paris par temps de pluie et où il arbore chapeau melon, parapluie et costume sombre, ressemblant par là, mais de manière trop élégante au Charlot d’autrefois, jamais le personnage ne renvoie à l’image vestimentaire du tramp. Ce Don Juan fringant et sûr de lui ne revêt pas moins de dix-sept costumes différents d’un bout à l’autre du film pour s’accommoder aux circonstances et ajuster son image aux rencontres.

La question qui se pose donc à nous est bien de savoir ce qu’est devenu Charlot au coeur de l’écriture cinématographique de Chaplin. A l’évidence M. Verdoux opère une rupture importante. Contrairement au film précédent qui inscrivait encore Charlot dans le tissu filmique comme nous l’avons démontré, cette réalisation de 1947 gomme le personnage au profit d’Henri Verdoux dont la caractéristique est la métamorphose constante. Si Charlot se définissait d’abord par son éternelle défroque qui nous permettait de l’identifier immédiatement, il se reconnaissait également à cette aisance dans la pantomime signifiante qui le dispensait de dire, tant étaient explicites ses comportements. En outre, et même si certains critiques ont vu en lui un être parfois revanchard et cruel, il n’en reste pas moins ce pauvre hère au coeur sensible et généreux, plutôt enclin à l’humanisme actif. Robert Benayoun met bien en relief ce changement radical : « Verdoux a endossé la responsabilité, l’hypocrisie, le sens des affaires, et les cheveux blancs de l’homme prédateur. “  j’ai été honnête pendant 35 ans” déclare Verdoux au tribunal qui le condamnera. Tout comme Charlot qui pendant (de Making a living au Dictateur ) a incarné une victime de la société. Tout cela pour rien : le monde n’a pas changé. Et pour ne pas se laisser emporter par le mouvement pervers de la société, Chaplin a choisi d’en incarner une image exemplaire, celle d’un criminel équilibré, calculateur qui joint au cynisme de ses actions une joie de vivre, un hédonisme et une grâce où perce encore le pierrot de jadis. “Business is a ruthless business” explique encore Verdoux, parodiant l’adage “There’s no business like show business”, car en professionnel enfin libéré de ses alibis, il peut jouer son jeu réel, celui du commentateur cruel, et du philosophe sadien, poussant jusqu’à l’atroce les conclusions de son analyse sociale. » 129

Le persona de Verdoux se définit ainsi tout autrement. Que signifie en l’occurrence cette diversité des costumes ? Contrairement à Charlot, Verdoux s’avance masqué et fonde sur une esthétique de dandy et de séducteur une éthique de criminel. Si le costume du tramp était l’essence même de l’homme qui l’habitait, la garde-robe de l’ex-employé de banque est une apparence d’appartenance sociale à un milieu. En revanche, nous pouvons dire que le choix du vêtement renvoie soit aux stratégies de séduction soit à des révélations de déchéance progressive du personnage.

D’une part, Verdoux adapte ses tenues aux mentalités des femmes qu’il courtise. A la grande bourgeoise qu’est Mme Grosnay il offre la vue d’un homme d’une élégance sans faille, raffiné dans les moindres détails - gants, feutre, pochette et fleur à la boutonnière, canne à pommeau - . Mais à Annabella Bonheur, il faut de l’aventure et de la virilité : la tenue d’officier de marine ne pourra qu’impressionner cette femme frivole et avide de sensations. Quant à l’épouse, elle aura droit au costume classique et conventionnel de l’employé, cet aspect strict correspondant à l’état d’âme d’un homme que les circonstances ont rendu amer. A la terrasse de café, sur les boulevards, à Paris, il affiche une tenue de dandy et fait du charme à sa voisine de table. Dans sa propriété du sud de la France, à Saint-Raphaël, il cultive l’élégance artiste - béret, grande blouse blanche sur un costume bon ton, lavallière -. Impossible d’assimiler à Charlot celui qui se donne l’allure d’un peintre de la côte, même la moustache est devenue plus fine et aristocratique !

D’autre part, lorsque Charlot était malmené par l’existence comme dans City Lights, Chaplin ne l’habillait pas autrement qu’avec son vêtement habituel de tramp mais il apparaissait en lambeaux, il avait perdu sa badine : cela suffisait à stigmatiser son nouvel état. Le persona restait fidèle à son apparence et le spectateur était complice de cette seule dégradation superficielle. Au fond l’homme Charlot restait le même, éprouvant toute la gamme de la sensibilité exacerbée.

Or, lorsque Verdoux déchoit, c’est la figure protéiforme qui nous frappe : il change de costume et ce quatre fois, inscrivant ainsi la progression de sa déchéance. On est d’abord frappé, au moment de la crise financière, du négligé de sa tenue vestimentaire : la veste est sombre et, pour la première fois, la chemise blanche est à col ouvert. Ensuite, à partir de sa ruine effective, les teintes des costumes deviennent sombres, il abandonne les accessoires de la coquetterie - fleur à la boutonnière, pochette, gants, épingle de cravate, canne à pommeau voire le chapeau feutre -. Le dépouillement vestimentaire est atteint lorsqu’il est en prison. La chemise rayée blanche et grise suggère la tenue du taulard et l’absence de col préfigure le sort qui l’attend : la guillotine. L’abolition des signes extérieurs tente de cerner un persona qui nous échappe sans cesse et de qui nous ne savons pas au fond qui il est. A l’inverse, Charlot est un persona qui nous est familier dans ses réactions, aussi paradoxales scient-elles.

La nouvelle figure qui est construite sous nos yeux jouit également d’un programme narratif très éloigné de celui dévolu en général à Charlot. Le tramp ayant pour vocation l’errance existentielle se laisse porter par les événements. Le scénario sert son inventivité, sa spontanéité ontologique et il agit dans l’immédiateté des circonstances qui se présentent à lui. Homme d'expédients, il ressemble fort au Neveu de Rameau de Diderot. Son programme narratif donne en tout cas l’illusion de s’accomplir dans l’instant d’où cette propension aux gags et à la créativité. Or, il n’en est rien pour Henri Verdoux.

Nous avions déjà remarqué dans The Great Dictator comment la question du temps s’était immiscée dans la vie du personnage alors qu’elle lui était auparavant étrangère (il aplatissait la montre du contremaître sous la grosse presse dans Modern Times) ou qu’il l’ignorait délibérément (voire le mépris des horaires et des réveils dans plusieurs courts métrages). Les horloges, les chronomètres de toutes sortes, les montres (le barbier en possédait tout d’un coup deux !) avaient envahi son univers. Avec M. Verdoux, la question du temps devient essentielle voire existentielle. Une programmation rigoureuse régit ses déplacements et sa vie ne se développe que sur le mode du temps qui lui est compté. Rien n’est laissé au hasard. Verdoux assume des tranches de vie qu’il a soigneusement découpées, préparées, minutées. Où retrouver Charlot dans ce destin qu’il se fabrique sur mesure, gommant au maximum les imprévus, les aléas, prévoyant les moindres détails de ses journées, étudiant jusqu’aux subtilités et effets de la langue qu’il emploie et qu’il adapte en fonction de ses interlocuteurs ? Charlot était fantasque, imprévisible, vivant dans le spontané et l’éphémère, incapable d’échafauder des stratégies si ce n’est dans l’urgence de l’instant. Verdoux est tout le contraire.

Le filmage et le montage rendent compte de cette prise du personnage sur le temps et l’espace. Nous assistons à une succession de “tableaux ” qui réalisent le même programme narratif de Verdoux, à savoir Séduire pour s’enrichir en tentant d’éliminer ses victimes. Ce fractionnement par séquences très distinctes les unes des autres souligne le caractère protéiforme du personnage et offre une vision accélérée du temps vécu. Sans compter que les liens entre celles-ci accentuent cet aspect : le gros plan récurrent sur les roues de locomotive en pleine vitesse est doublé par celui de la montée en régime des escaliers, gros plan repris lui-même par ceux des rotatives en action. Chaplin, qui était plutôt réticent par le passé aux mouvements de caméra, les multiplie ici. Et F. Bordat remarque que : « La disparition de Charlot a contribué à modifier la nature du découpage. Le groupe PA-PR-GP domine de façon écrasante le groupe PM-PE-PG (quatre cent quarante-deux plans contre cent quatre-vingt trois) : la caméra colle de près au héros loquace. » 130 Dans le décor, les horloges ou les montres sont présentes et renforcent le minutage de l’action comme dans la scène avec Lydia Floray où il s’agit de la convaincre de retirer son argent de la banque avant quatre heures. Le téléphone joue un rôle également fondamental dans ce sens où il permet soit de gagner du temps soit de le “pirater ”. En général, il précipite l’action en court-circuitant les étapes, réalisant ainsi une économie de plans remarquable.

Deux séquences par exemple sont, de ce point de vue, significatives. Celle où M. Varnay téléphone, depuis la boutique de fleurs : le simple coup de fil enjôleur à Mme Grosnay permet d’enchaîner en deux séquences consécutives son rendez-vous chez elle où il la séduit définitivement et la cérémonie du mariage. Le procédé pour le moins expéditif resserre considérablement le temps diégétique et met en relief la virtuosité calculatrice de Verdoux. Celle où Henri Verdoux – mais elle s’est déjà produite plusieurs fois dans le film - joint son agent de change pour jouer en bourse. Un seul appel et le voilà subitement ruiné. En fait il vit sa déchéance en deux plans – champ/contrechamp- dans un raccourci vertigineux d’espace et de temps.

Contrairement à Charlot qui passait son temps à rêver ou à se laisser porter par le flux des actions, Verdoux est pragmatique et efficace. Il planifie et oriente le scénario. Rien n’est censé lui échapper pour régler le monde sur “ses horloges intérieures ”. En outre, si Charlot faisait de la pantomime un langage à part entière pour expliciter ses actes, Verdoux double ceux-ci de commentaires abondants. Le flux verbal est en soi une dépense considérable qui entre dans le jeu protéiforme du personnage à tel point que nous réservons une partie ultérieure du travail à l’étude de la logorrhée comme stratégie fondamentale du séducteur et comme nouvelle stratégie de Chaplin se jouant des nouvelles possibilités offertes par le parlant.

Il convient de s’interroger aussi sur les accidents du programme narratif de Verdoux. Quand par exemple, ayant mis soigneusement au point les moments cruciaux de son destin, un grain de sable vient dérégler la machine. On peut sur ce plan sélectionner deux séquences : celle où il tente d’empoisonner Annabella et celle où il désire la noyer. Dans le premier cas, croyant qu’il a ingéré le poison à la place de celle-ci, il est saisi d’une panique incontrôlable , terrorisé à l’idée de la mort imminente et incapable de réagir. Dans le second où il manifeste les mêmes accès de terreur, c’est lui qui finit par tomber à l’eau et qui manque de se noyer puisqu’il ne sait pas nager. Verdoux dans ce type de situation s’avère impuissant et privé d’imagination : le non accomplissement du programme prévu provoque l’effondrement du persona et ce sont les autres, en l’occurrence Annabella, qui agissent à sa place. Là encore nous pouvons pointer une différence fondamentale avec Charlot. Perpétuellement en butte aux échecs ou aux accidents de parcours celui-ci n’est jamais aussi inventif et débrouillard. C’est à ces moments là qu’il réalise un programme imprévu et s’accomplit. Il se tire toujours des mauvaises passes, ce qui conduit aux fins ouvertes que nous connaissons. Or, il n’en est rien dans ce film où c’est précisément la société qui a raison de Verdoux. C’est bien l’accident majeur de son programme narratif dont il ne se relèvera pas. Et le spectateur le sait dès la séquence d’ouverture puisque le personnage est mort ;  ce film n’est donc que le récit d’un échec, d’une faillite du persona (Charlot n’a jamais inscrit ce programme, bien au contraire il était la vie même sans destin préétabli) En outre, guillotiner Verdoux revient, contrairement à ce que pensait Mitry, à sauver définitivement, en creux, le persona de Charlot.

Chaplin signifie ainsi que trahir à ce point ce que fut Charlot - Verdoux a en effet joué le jeu social à fond de manière exacerbée et monstrueuse, épousant de manière éblouissante les vertiges du capitalisme 131 – nous le fait aimer encore davantage et regretter. Si nous éprouvons si fortement ce sentiment en regardant M. Verdoux ne pourrait-on pas déceler quelques traces de Charlot dans l’écriture de ce film ?

Notes
129.

Article de R. Benayoun, Positif, op.cit. p 6 à 18.

130.

F. Bordat, op.cit., p. 238.

131.

« Monsieur Verdoux pense que le meurtre est le prolongement des affaires. En ce sens, il reflète les sentiments de l’époque que nous vivons –les catastrophes engendrent les gens come lui. » Charlie Chaplin in David Robinson, op.cit., p. 91