b) Les traces de Charlot au cœur de M . Verdoux

Par certains aspects, Chaplin ne peut s’empêcher d’inscrire des éléments qui appartiennent encore au monde ou au persona de Charlot. Ainsi, une certaine vibration charlotesque anime le film malgré Verdoux. Cette réalisation porte en elle l’ombre tutélaire de ce qui a fait la grandeur ou l’enthousiasme liés aux “films de Charlot”. Tentons d’en rassembler ici quelques traits pertinents.

Ce qui peut frapper au premier abord c’est la manière dont Verdoux hérite de la gesticulation charlotesque au sens où ce mot signifie à la fois dépense, mouvement voire agitation frénétique.

En effet, cet employé de banque est par la force des choses redevenu “tramp” même s’il n’en a aucun des attributs vestimentaires. Tramp il l’est, par la multitude des déplacements qu’il effectue, par cette instabilité caractéristique tant sur le plan géographique que sur le plan sentimental. Il ne tient pas en place et cette bougeotte a fait de cet homme rangé un chemineau. Le chômage l’a rejeté à la rue et le film est un perpétuel va et vient. Tout circule : l’argent, les femmes, les patronymes, les situations sociales et tous les moyens sont bons pour se transporter d’un lieu à l’autre. Virtuose de la pantomime il le reste, exécutant ici et là des morceaux de choix : la chute par la fenêtre lorsque Mme Grosnay visite sa villa du midi et qu’il lui fait du gringue, la scène où il glisse du canapé la tasse de thé en équilibre sur la main, métaphore hardie de l’amant conquis par le charme de la belle. Lors de son mariage la course poursuite à travers la serre et le jardin, cassé en deux par de soudaines crampes pour échapper à Annabella présente par hasard ou encore les ressources convenues de la porte à tambour du restaurant lorsqu’il est pris en chasse par la famille Couvais. Chaplin glisse même - et ceci peut être ressenti comme une maladresse- un plan hérité du pur muet, celui où Verdoux gifle copieusement le président à qui Annabella a confié son argent pour acheter des actions ! Par ce goût de la pantomime il ne se départi pas vraiment de son rôle de clown mais il œuvre désormais sur le mode qui conduit au tragique. Cependant, Charlot faisait la nique au destin par ses multiples farces, Verdoux s’y essaye, mais en s’y essayant tue et finit par être tué !

Il est encore une différence cruciale en dépit des apparences. Le Vagabond au sens ontologique du terme est bel et bien mort puisque Verdoux est avant tout « le patron, l’actionnaire et le spéculateur, le polygame et l’assassin. » 132 Son vagabondage est au contraire un itinéraire soigneusement préparé et minuté.

D’autres traces subsistent également mais de manière plus ténue, plus discrète. Ainsi l’on peut penser que son licenciement d’une certaine manière le marginalise et qu’il se trouve contraint lui aussi à une errance mais qu’il n’a pas choisie. Ainsi est-il confronté à une certaine inquiétude, au sens latin d’absence de repos. Perpétuellement sur le qui-vive, il apparaît à maintes reprises aux aguets, comme Charlot autrefois guettait ce qui le menaçait. Toutefois, ce dernier se jouait de l’ennemi sur le mode du gag, Verdoux, lui, s’en joue un temps sur le mode de l’exécution froide et calculée - par exemple, il élimine par le poison l’inspecteur de police venu l’arrêter- pour finir par être pris à son propre piège.

Nous avions évoqué ci-dessus la possible similitude vestimentaire de Verdoux avec Charlot (en nettement plus chic) lorsqu’il rencontrait sous la pluie la jeune fille qu’il invitait à dîner dans le but de tester sur elle l’efficacité du poison mortel. De cette rencontre inopinée il est toutefois préférable de retenir le fléchissement du comportement de Verdoux au cours de la soirée. Il retrouve en effet des accents de bonté charlotesque, reconnaissant en la jeune fille le pauvre hère qu’il fut lui-même, un Charlot féminin que la société a délaissé. Mais le rire sarcastique qui clôt la séquence est bien loin du sentimentalisme attendri d’autrefois et laisse perplexe sur la nature profonde de Verdoux. Il semble bien qu’il redoute désormais toute spontanéité et qu’il ait perdu définitivement toute illusion.

Enfin et même s’il les détourne, Chaplin insère des plans ou des séquences de films qui ont fait la gloire de Charlot. Il reprend de manière cynique cette fois-ci la célèbre scène de la boutique de la fleuriste présente dans City Lights. Verdoux est bien ce dandy que la boutiquière attendait et qui lui fait du charme tandis qu’il commande des roses pour une autre. Il reprend les scènes au piano, l’air inspiré et artiste, alors qu’il vient d’accomplir les plus noirs forfaits, le thème de la course poursuite mais avorté puisqu’il se livre à la police.

On pourrait ainsi multiplier les moments où le spectateur a le sentiment trouble de saisir encore quelque chose de Charlot, néanmoins la métamorphose s’avère radicale à l’épreuve du film. M. Verdouxapparaît nettement comme le point de rupture avec ce qui fut. En 1947, le parlant a définitivement investi les écrans. Chaplin, qui a tant tardé, ressent sans doute un irrésistible besoin de créer autre chose, gardant en mémoire ce qu’il avait autrefois déclaré haut et fort, que Charlot ne résisterait pas au pouvoir de la parole.

Notes
132.

Article de E. Bentley, Positif, op.cit. p 40 à 48.