Les stratégies amoureuses

Elles s’adaptent à chacune des femmes et soulignent l’aspect protéiforme du personnage. Non seulement il campe des personnalités différentes en changeant à chaque fois de patronyme, de vêtements mais il emploie des tactiques d’approche diverses et varie son langage.

Thelma Varnay, déjà morte puisque se consumant au fond du jardin dans le petit crématoire prévu à cet effet, donne lieu à une comédie post-mortem. En commençant son film par là, puisque cette séquence est la seconde du film, Chaplin nous offre une stratégie aboutie avec toute la dimension cynique qu’il en reste. Avec elle, il s’était fait passer pour rentier : rien d’étonnant donc à ce que nous le retrouvions dans sa villa cossue de la Côte d’Azur. Verdoux, apparaissant seul, donne le change au facteur apportant une lettre recommandée pour sa femme :

« Thelma, ma chérie, une lettre recommandée pour toi. » Elle est censée être dans son bain à l’étage. «  Ne te refroidis pas en sortant »,paroles accompagnées d’un rire sarcastique. Le spectateur se demande alors si elle ne serait pas morte de cette façon, noyée au fond de sa baignoire – il n’acceptera pas ainsi la thèse soutenue par sa famille, les Couvais, de la crise cardiaque- et il mesure la puissance parodique du langage amoureux. Verdoux est un séducteur froid qui embobine ses proies pour mieux les tuer. La stratégie est donc au point.

Avec Mme Grosnay, grande bourgeoise parisienne de l’avenue V. Hugo, il se présente comme membre de la Société de géographie. Lorsqu’il la reçoit pour la première fois dans sa villa du midi qu’elle désire acheter, il déploie la séduction mondaine. Une rose à la main, campant un personnage de dandy attentionné, il cultive le raffinement tant dans les gestes que dans les paroles, jouant sur toutes les ressources de la courtoisie amoureuse. La cour assidue commencée à Saint-Raphaël se poursuivra à Paris dans les règles de l’art : envoi régulier et coûteux de superbes bouquets de roses jusqu’au moment où elle finira par céder ; déclarations enflammées et ampoulées jusqu’à l’obtention du mariage. Le spectateur mesure, grâce souvent au jeu décalé de Chaplin entre ce qu’il dit et fait et les apartés qu’il glisse, tout ce qui est surfait et vain, mensonger et mufle, dans ces conquêtes qui sacrifient aux convenances sociales. Il est bien loin le cœur tendre et aimant de Charlot apportant un chou-fleur et un canard à l’aveugle démunie de tout, perdue la timidité paralysante du tramp acceptant en tremblant une rose de la jolie bouquetière !

Lydia Floray, quant à elle, bénéficie d’un autre traitement. Pour elle il est un ingénieur chargé de grosses responsabilités et rentrant d’Australie. En présence de cette femme acariâtre, Verdoux - dont nous saisissons parfaitement le jeu puisqu’il est souvent placé derrière elle ou de côté dans le champ de la caméra - sert un discours fondé sur la tendresse et la compréhension mutuelle. Son amour se veut pur et droit fondé sur l’estime réciproque. Il s’agit de la fléchir et dans un temps qui lui est compté - la pendule sur la cheminée concentre tragiquement l’action - en provoquant le doute en elle. Le jeu est ici particulièrement sinistre parce qu’il est mené jusqu’à l’élimination de cette femme. Ci-dessous nous étudierons précisément de quelle manière Chaplin tire pleinement partie du parlant.

Annabella Bonheur, elle, relève d’une tout autre stratégie. A cette femme séductrice, vivant de ses charmes il convient de servir une comédie amoureuse qui ne se trahisse pas. Pour elle, il sera aventurier, capitaine Bonheur, sillonnant les mers sur les cargos. Verdoux joue sur le même terrain qu’elle et la partie s’avère plus rude. D’ailleurs, dans leur premier échange c’est elle qui a la parole :«  Louis, mon pigeon… ».Ce petit surnom en apparence tendre pourrait bien être porteur d’une certaine menace pour le capitaine Bonheur. Quoi qu’il en soit il compose avec elle un rôle étonnant de lovelace. Non seulement il joue au Rudolph Valentino des tropiques, parodiant le langage amoureux du cinéma d’aventure mais ses regards caméra appuyés provoquent un effet de distanciation entre ce qu’il dit et ce que ses mimiques manifestent. Le discours amoureux câlin est cruellement démenti par les moues de dégoût qu’il offre au spectateur, le summum étant la plume qu’il recrache alors qu’il exprime un certain fétichisme sur le corps de son amante. En revanche la comédie de la confiance qu’il lui sert à propos de ses placements d’argent, à peu près dans les mêmes termes que celle qu’il avait mise en œuvre avec Lydia Floray, ne prend pas. Annabella n’est pas de celle que l’on impressionne et elle fonctionne sur les mêmes mécanismes que Verdoux. «  Simplement mon petit mécanisme de défense » lui lance-t-elle pour garder la maîtrise de ses avoirs. Ou lors d’un dîner en tête à tête au cours duquel Verdoux a décidé de l’empoisonner : «  Rien ne m’atteint. Je suis veinarde. » et force est de constater qu’elle l’est bel et bien !

Il existe également dans le film une scène de séduction fortuite où Verdoux teste son charme. Elle se déroule à la terrasse d’un café parisien de façon parfaitement muette et sur le mode du quiproquo. En dandy sûr de lui, Verdoux échange des regards langoureux avec une jeune femme assise à la table voisine dans le style le plus convenu. Cette séquence, qui aboutit à un échec puisque les regards de la femme s’adresse à un autre, dénonce en creux la vanité du persona mais peut-être surtout ses failles. Verdoux ne risque-t-il pas finalement de perdre à ce jeu là ?

Avec la jeune fille rencontrée par hasard dans la rue par temps de pluie, la stratégie est plus subtile et pour le spectateur elle est conditionnée par le plan précédent où Verdoux ayant mis son poison au point décide de le tester immédiatement : «  Et maintenant l’expérience ». La gentillesse affichée de Verdoux, empressé pour l’accueillir chez lui et lui faire à souper, élimine tout rapprochement que le spectateur aurait pu être tenté d’opérer avec Charlot. Cette séquence, par son contexte est aux antipodes de celle de City Lights, par exemple. Le cynisme avec lequel il prépare son coup nous fait froid dans le dos. Il faudra que la jeune fille lui renvoie ses propres paroles, voire sa propre image, pour que cet homme en apparence honorable – il a pignon sur rue avec sa boutique d’antiquités- change de stratégie. «  C’était un blessé de guerre, un invalide. C’est pourquoi je l’aimais, il avait besoin de moi. J’aurais tué pour lui. »,lui confie-t-elle.

A aucun moment de ses aventures multiples, Verdoux n’est le même. Contrairement à Charlot il ajuste langage et gestes à ses interlocutrices, masquant à chaque fois sa nature profonde. Dans son rapport avec sa femme infirme peut-on affirmer en revanche qu’il rappellerait le persona de Charlot ? La question est délicate dans la mesure où nous nous trouvons confrontés pour la première fois à une situation exceptionnelle. Verdoux lorsqu’il rejoint sa femme sur fond de musique romantique inscrit une nouveauté. Sur un ton doux et sincère il lui souhaite : «  Heureux anniversaire, Mona. Tu n’as pas oublié notre anniversaire de mariage. Il y a dix ans, ma chérie. Tu vois, j’ai davantage le sens de ces choses. »On pourrait légitimement penser que le rêve de Charlot -celui du couple heureux entrevu dans les films antérieurs - est enfin réalisé. D’autant que Verdoux affirme : «  Mais quand le monde me paraît sinistre, je pense à un autre monde, à toi et à Pierre. Tout ce que j’aime sur cette terre. »Or, des dix ans passés avec Mona nous ne saurons rien, comme si le bonheur n’avait pas existé. En outre, ce à quoi rêvait Charlot a été doublement spolié par Verdoux. D’une part, celui-ci est polygame et associe sans vergogne mariage et crime, d’autre part, cet idéal charlotesque est porté comme une croix - sa femme est infirme, lui est chômeur ; ils n’ont d’avenir ni l’un ni l’autre, elle clouée sur son fauteuil, lui enchaîné à ses assassinats -. Le persona de Verdoux a perdu tout espoir et sa générosité est entachée de lassitude et d’amertume. Charlot est mort en Verdoux. Le mariage est une telle engeance de mort qu’il finira - on peut aisément le penser - par tuer ses proches pour leur éviter les affres de l’existence. Charlot, lui, avait toujours fait un pari sur les pulsions de vie.

Avec M. Verdoux, Chaplin met en évidence la disparition de Charlot infans au sens étymologique du terme. C’était un persona qui ne possédait pas le langage mais qui n’était pas non plus adulte. Il jouissait ainsi de cette liberté de créativité qui échappait à l’arbitraire des mots et à l’arbitraire des normes et des codes sociaux. Or, la dureté sociale à laquelle il se confronte dans Modern Times , la barbarie à laquelle il se heurte dans The Great Dictator , la concurrence du parlant contre laquelle il résiste pendant de longues années ont eu raison de Charlot. Chaplin en concevant M. Verdoux applique à la lettre ce qu’il avait dit. Le parlant tuerait Charlot. Qu’à cela ne tienne son génie exploiterait autrement les ressources du parlant !