c) Au mutisme de Charlot se substitue la logorrhée verbale de Verdoux, un homme de “paroles”

Charlot existait par sa pantomime et Chaplin fondait son esthétique sur cette spécificité de son persona, résistant par là aux assauts du parlant. Il n’est qu’à se référer à City Lights où Charlot réussit magistralement à faire passer émotions et témoignages d’amour sans un quelconque recours à la parole. Or, d’emblée nous avons signalé que M. Verdoux était placé sous le signe de la parole puisque le travelling qui compose la séquence d’ouverture s’accompagne de la voix off de Henri Verdoux qui gît désormais sous la terre. Ce personnage “incarné” à l’écran d’abord par sa voix tirera sa force précisément de ses mots. Chaplin fait de la logorrhée verbale la nouvelle caractéristique de son persona. Le cinéma parlant lui offre cette possibilité, il va en tirer toute la gamme d’effets possibles. Verdoux compose avec les ressources du langage comme autrefois Charlot avec les ressources du corps.

Examinons dans le détail cette mutation qu’opère Chaplin. Deux remarques préalables s’imposent. D’abord la proportion des plans rapprochés et des gros plans augmente considérablement ainsi que le filmage champ/contrechamp dans la mesure où il s’agit d’être au plus près de ceux qui échangent. La communication s'affiche ainsi filmiquement. Ensuite M. Bordat rappelle que Chaplin suit les normes hollywoodiennes liées au parlant : « Le rallongement de la durée moyenne des plans (douze secondes) est par ailleurs confirmée. » 133

Mais l’originalité de Verdoux consiste dans l’exploitation qu’il fait de la langue pour bâtir ses stratégies de séduction. C’est essentiellement par les mots que son persona existe et qu’il prend au piège ses proies.

Si la pantomime conduisait Charlot ému vers l’expression amoureuse, les mots induisent un comportement amoureux spécifique chez Verdoux. Ce sont encore eux qui feront exister l’amour et qui concrétiseront la relation alors qu’il n’y a aucune implication émotionnelle ou sentimentale. Ils fabriquent sur mesure, c’est-à-dire en fonction de la personnalité des femmes rencontrées, un monologue amoureux plus qu’un dialogue entre les interlocuteurs. Si nous comparons les différentes scènes de séduction nous sommes frappés par la diversité des registres de langue mais également par la variation du ton dans l’adresse à l’autre.

A Mme Grosnay il parle avec une voix douce et courtoise voire pateline, multipliant les formules policées : «  Très honoré ; je vous en prie ; Vous m’excusez ; par ici, je vous prie ; non, je serai profondément ulcéré si vous ne les acceptiez pas etc. »Le langage amoureux se fonde sur des métaphores, des formules obligées et des compliments dithyrambiques : «  Je lis dans vos yeux la profondeur d’un désir toujours incompris, toujours inassouvi » ; «  C’est étrange que vous soyez venue aujourd’hui. J’ai l’intuition que c’est le destin » ; « Une femme de votre tempérament » ; «  Je ne fais que rendre hommage à la beauté comme vous ne faisiez que rendre hommage à mes roses » ; « Vous êtes adorable, divine » ; « Vos yeux ont la beauté d’étoiles lointaines et solitaires ».Et le comble de la déclaration  précieuse : « Je ne trouve pas les mots. Il faudrait une symphonie. La musique des sphères. »C’est avec cette femme que l’entreprise de séduction est la plus longue sans doute parce que Chaplin désire nous exposer la stratégie de Verdoux du tout début jusqu’au mariage. Il y excelle et en effet, de tout le film, c’est celle qui est le plus aboutie et qui ne montre pas l’élimination de la victime.

A Lydia Floray, mégère revêche à laquelle il est censé être déjà marié, il sert un tout autre discours. Il met en avant la tendresse et la constance, insiste sur l’intimité douce de la relation. Le ton se veut chaleureux avec une légère pointe de pathos, le vocabulaire sobre mais noble. «  Ma chérie » ; « Je t’ai écrit pour ainsi dire tous les jours » ; « A l’automne de nos vies, il faut une présence, de l’amour, de la tendresse. Nous avons besoin l’un de l’autre. Nous avons vécu ensemble de si beaux moments et nous pouvons en vivre encore. »Il est extrêmement habile dans l’art de la persuader. Il est évidemment intéressant de voir comment Chaplin joue, jusqu’au meurtre de cette femme, sur les ressources évocatoires de la langue pour un spectateur averti. Il tire des effets habiles des propos à double sens :

‘«  Tu as besoin d’une bonne nuit de repos »’ ‘«  Nous ne risquons rien […] je me suis occupé de tout »’

Et pour cause, Verdoux a réglé le crime comme du papier à musique. Il n’a rien laissé au hasard. Pas même la dernière réplique :

‘«  Quelle nuit ! la pleine lune. Quelle est belle l’heure d’Endymion. Endymion, un beau jeune homme possédé par la lune ! Les fleurs étaient douces à nos pieds… » (Ceci dans la version originale sous-titrée) ; dans la version française c’est le vers de Baudelaire, particulièrement allusif, qui est cité :’ ‘«  Nous aurons des divans profonds comme des tombeaux »’

Verdoux impose ainsi sa voix, son verbe laissant aux mots le pouvoir de créer du destin sur mesure.

Avec Annabella Bonheur c’est un tout autre programme qui est mis en œuvre. A cette aventurière rompue aux discours mensongers de l’amour il s’agit d’offrir d’irréprochables tirades. Or, par les réactions de la jeune femme, nous nous rendons compte que Verdoux a la partie plus difficile. La comédie exotique et romantique qu’il lui sert n’est pas tout à fait au point. Ces “ratés” montrent bien que s’approprier la parole n’est pas chose aisée.

‘«  Moi, je ne pense qu’à toi. » lui dit-il’

«  Sans blague ! » Cette phrase de Verdoux semble à Annabella sans doute galvaudée donc bien peu sincère, celle que tous les amants resservent.

En revanche empreinte d’exotisme, elle la flatte.

‘«  A chaque instant. Sur le pont, sur le gaillard d’arrière, je pense à toi, ce que tu fais, qui tu vois…[…] Puis seul, le soir, sous les étoiles des tropiques, aux échos d’une valse de Vienne venant du salon… »’

Là, il en fait trop et Annabella, qui n’est plus dupe, se fâche. Il apparaît que Verdoux mis dans un rapport d’égalité sur le plan du langage amoureux mensonger se heurte à la résistance de l’autre. Elle aussi sait servir ce type de bobards aux clients qu’elle reçoit. L’échange dans la barque sur le lac, alors qu’il désire la tuer, est à cet égard significatif. Si pour elle, les mots ont un rapport direct avec la situation : la tyrolienne qui s’élève de la berge met fin à la partie de pêche, pour Verdoux et le spectateur ces randonneurs qui «  gâchent tout » alors que «  tout était prévu » mettent fin au projet d’assassinat au cours de la promenade en barque.

En revanche, le registre s’avère très différent lorsqu’il s’adresse à sa femme et à la jeune fille dans les dernières séquences du film. Face à Mona, Verdoux n’a aucune stratégie à développer. Le langage sobre et le ton teinté d’amertume inscrivent un homme fatigué puis brisé par l’existence. Les mots sont donc aussi là pour témoigner de la profondeur d’un être dans le secret d’une intimité pudique. Après sa ruine et désormais veuf, quand par hasard il rencontre la jeune femme devenue riche, il se livre dans des paroles sincères, authentiques mais désabusées.

‘« Où allez-vous »,lui dit-elle’

« Nulle part », répond-il avec une sorte d’indifférence morne. « Après la crise, j’ai perdu ma femme et mon fils. Ils sont plus heureux où ils sont que dans ce monde de peur et d’incertitude. »

Et elle lui fait remarquer «  Vous avez perdu votre cynisme ».

Alors que les mots avaient permis à Verdoux d’échafauder un programme narratif ambitieux où il se fabriquait un destin sur mesure, ils permettent aussi finalement de dire l’échec. « Je vais accomplir ma destinée » avoue-t-il, la mine triste et abattue.

Ainsi, Chaplin exploite-t-il les diverses ressources du parlant pour faire exister un personnage qui s’appelle Henri Verdoux avec ses caractéristiques propres et qui ne peut se confondre avec un certain Charlot.

Notes
133.

F. Bordat, op.cit., p 238