Il fut d’abord très difficile pour le maître du muet de se résoudre à sacrifier au parlant. Pierre Smolik a fort bien analysé l’écriture du temps de Charlot :
‘« L’écriture chapelinienne du mouvement, si facile en apparence, a fasciné les écrivains (Cendrars, Soupault, Cocteau, Cohen…). Peut-être parce qu ‘elle leur semblait constituer une sorte d’antichambre de l’expression verbale. Un prélangage. Du jeu naissait la pensée, et la formulation de celle-ci par des mots. “ L’acteur souffle à l’auteur… ”En somme, Chaplin réalisateur puisait dans l’immense dictionnaire des gestes, des mimiques et des imitations qu’il avait élaboré peu à peu, les éléments visuels de ses films. En regardant déjà simplement son corps et en renaissant à lui. Blaise Cendrars dans Si j’étais Charlot :Or, dès 1940, Schultz dans The Great Dictator avait mis le barbier juif au pied du mur : « Le monde est suspendu à vos lèvres » et devant la dénégation de celui-ci, il avait insisté : « Il le faut » et le barbier avait magistralement pris la parole dans la dernière séquence du film. Chaplin avait donc parfaitement conscience de l’urgence de cette parole s’il voulait continuer sa carrière cinématographique en repensant sa démarche de créateur. « Monsieur Verdoux est le premier film avec Chaplin après Charlot. » rappelle A. Nysenholc. 135 Dans ce film Chaplin se libère de Charlot parce que celui-ci, victime de la société pendant trente-cinq ans (c’est Verdoux qui le clame au tribunal : « J’ai été honnête pendant trente cinq ans ») ne peut ni incarner le cynisme criminel et calculateur de ce nouveau persona ni endosser une logorrhée verbale qui lui est consubstantiellement étrangère. L’impossible parole de Charlot contraint Chaplin à se réinventer dans le parlant, et ce, de différentes manières.
P. Smolik, Chaplin après Charlot 1952-1977, éd. Champion,1995, p. 55-56.
A. Nysenholc, Charles Chaplin ou la légende des images, op. cit., p. 114.