b) Les rapports de l’image et de la bande sonore

Quand Charlot exécutait ses pantomimes il construisait une diégèse silencieuse mais ô combien parlante sur le plan du sens. Le spectateur ne s’y trompait pas, comprenant les intentions et les actions de son héros. En réalisant Monsieur Verdoux Chaplin enrichit son art par un traitement particulier de la gestuelle par rapport aux mots. Ainsi pratique-t-il l’art de ce qui est “ décalé ”, ce qui rénove le burlesque. Tout au long du film les séquences comiques ou parodiques sont bâties sur une pantomime en contrepoint. Alors que les paroles, dans les scènes de séduction par exemple, laissent entendre la passion, la douceur ou l’attachement à l’être aimé, les gestes ou les mimiques exécutés à l’insu des protagonistes et à l’intention du seul spectateur contredisent les propos. Il prend un air dégoûté lorsqu’il embrasse Annabella alors qu’il lui susurre des mots doux à l’oreille ; il fait une déclaration enflammée par téléphone à Mme Grosnay tandis qu’il fait les yeux doux à la jeune et jolie fleuriste. On pourrait multiplier les scènes où nous constatons que Chaplin tire des effets remarquables de ce jeu antithétique entre mots et gestes. (Nous avions déjà eu des tentatives mais timides au temps du muet où Chaplin utilisait certains cartons dialogiques en contrepoint de la pantomime de Charlot) Est-ce à dire que l’image dit mieux et plus que le texte et que l’artiste muet est plus éloquent que l’acteur bavard ?

Chaplin nous apparaît plus subtil et plus ambigu dans l’exploitation nouvelle qu’il fait du parlant. Dans les moments cruciaux, il utilise la parole comme un atout fondamental du cinéma et comme marquant une évolution majeure de son art. A la fin de Monsieur Verdoux, les mots ont force de loi et la pantomime est alors inexistante. A la barre du tribunal ou du fond de sa cellule Henri Verdoux stigmatise la société et ses perversités. Au moment où le corps est rendu impuissant(séquence finale) voire inerte (séquence d’ouverture) ce sont les paroles qui rendent la dignité et le pouvoir aux hommes. Le discours qu’il tient d’abord au tribunal pour sa défense condamne la société comme criminelle pour faire fi des talents qui s’offrent à elle :

‘«  Le procureur bien qu’avare de compliments reconnaît que j’ai de l’intelligence. Merci, j’en ai. Pendant trente cinq ans, j’en ai fait un usage honnête. Après personne n’en a voulu. J’ai dû m’établir à mon compte. Quant à l’assassinat collectif le monde ne l’encourage-t-il pas en construisant des armes de destruction collective ? Il a mis en pièces des femmes et des enfants avec toutes les ressources de la science. Comme assassin collectif, je suis un amateur à côté… »’

A cet instant Chaplin confie à la bande sonore l’essentiel, même si l’image agit d’une part en contrepoint – Verdoux n’apparaît pas comme un « monstre cruel et cynique » comme le définit le procureur -, d’autre part en empathie - Verdoux vieilli et très calme appelle notre sympathie.

Les propos qu’il échange ensuite avec le journaliste dans sa cellule dénoncent l’absurdité du monde et pointent en creux combien une attitude idéaliste comme celle de Charlot autrefois était vaine et vouée à l’échec :

Le journaliste Reconnaissez le, le crime ne paie pas.
Verdoux Non, à petite échelle. On ne peut réussir que si on est organisé.
J. Vous quittez le monde sur cette remarque cynique.
V L’idéalisme serait incongru en un pareil moment.
J Vous parliez du bien et du mal ?
V Des forces arbitraires. Trop de l’un ou trop de l’autre nous détruit.
J On ne peut pas avoir trop de bien.
V N’en ayant jamais eu assez, nous ne savons pas.
J Je vous ai soutenu pendant le procès. Donnez
V Qui peut être un exemple en cet âge de crime,
J Vous en êtes un, voleur et assassin.
V Les affaires.
J Les autres ne font pas ce genre d’affaires.
V C’est l’histoire de bien de grosses entreprises. Guerres, conflits, toujours des affaires. Un meurtre fait un bandit, des millions, un héros. Le nombre sanctifie. ”

En somme, la parole rénove l’écriture de Chaplin dans la mesure où elle lui permet de se substituer à Charlot et d'être un autre. Il multiplie ainsi les effets que permet désormais la combinaison des images, de la musique et des voix. Monsieur Verdoux est en ce sens un film remarquable dans la carrière de Chaplin car plus queCharlot qui vit douloureusement le monde sous le mode du rapport charnel et épidermique sans avoir réellement de prise sur lui, Henri Verdoux existe comme quelqu’un qui peut clamer sa révolte à l’univers et être sinon écouté du moins entendu. Or, à notre sens, Jean Mitry a tort de dire par exemple que la fin de The Great Dictator n’est plus du cinéma ou que l’on guillotine Charlot à la fin de Monsieur Verdoux . En 1940, faire monter à la tribune “ Liberty ” un barbier juif et lui donner la parole, c’est cinématographiquement prendre le contre-pied absolu du film de propagande nazi. De même, couper la tête à Verdoux, laisse complètement intact le persona de Charlot appartenant désormais à l’histoire du muet. Cela tente au contraire de montrer que la société se passerait bien de tribun du peuple comme Verdoux, c’est donc la parole qu’on guillotine et les dangers qu’elle représente (toute vérité n’est pas bonne à dire) : en 1947, un cinéma comme celui de Chaplin dérange. Couper la tête c’est symboliquement couper le caquet !

A partir de là, on comprend que Charlot s’efface devant la nécessité de créer des persona qui ont leur autonomie, leur dimension personnelle, porteur de leurs propres aspirations et de leur destin singulier. De ce point de vue nous pouvons constater un changement dans la désignation des personnages. Dans The Great Dictator, le petit barbier n’a pas encore de nom ; en revanche dans le film de 47, l’employé de banque s’appelle Henri Verdoux et donne son nom au titre du film. Il aura même plusieurs patronymes adaptés à ses diverses situations. Toutes les réalisations qui suivront auront recours à des identités précises. Dans Limelight, le clown s’appelle Calvero, dans A King in New York , le roi se nomme Shadow et dans A Countess from Hong-Kong,l’héroïne féminine, Natascha. Mais en acceptant les nouvelles règles du parlant Chaplin découvre la qualité des voix et la manière dont le cinéma peut et doit les faire valoir.