c) Les voix de Chaplin et celle des autres

M. Bordat rappelle à juste titre ce que A. Nysenholc faisait remarquer à propos des films de la période du parlant de Chaplin : «  Il n’était qu’image dans le muet, le voilà au début rien que parole dans le parlant. » Nous pouvons en effet soutenir qu’il réalise avec sa voix et celle des autres protagonistes ce qu’il effectuait avec son seul corps autrefois. Il s’agit là d’une révolution majeure par rapport à l’époque de Charlot. A la pantomime où celui-ci excelle succède un jeu étonnant sur la voix ou les voix de Chaplin. Il est des personnages qui ont leur histoire propre comme Verdoux mais qui s’exprime avec le timbre de Chaplin, ce qui sera aussi le cas de Calvero et de Shadow.

Tout d’abord nous découvrons chez Chaplin un véritable plaisir du verbe qui se décline de bien des façons. Il donne sa voix et le timbre de celle-ci aux différents persona qu’il incarne dans Monsieur Verdoux . Ainsi assistons-nous à une “pantomime” verbale qui joue sur les différents tons, accents et rythmes. A Mme Grosnay il s’adresse sur un ton excessivement courtois, d’une douceur calculée en sachant servir au moment opportun les accents enflammés de la passion. Il est virtuose dans l’art de tourner les compliments et se complaît dans les effets oratoires. Sa voix enjôleuse et sensuelle fait de lui un parfait amant mondain. Avec Lydia Floray il sait allier l’assurance mâle à la mièvrerie domestique. La voix se fait enveloppante et sereine avec une pointe de paternalisme protecteur. En revanche avec Annabella, le ton se veut affranchi, tantôt grandiloquent, tantôt cynique. Le spectateur le perçoit comme détaché de son objet mais en accord parfait avec la comédie de l’aventure qu’il sert à la jeune femme. C’est avec sa femme que la voix semble la plus naturelle et sincère : la gravité du timbre sonne juste par rapport aux propos amers qu’il tient. Enfin Chaplin ajuste sa “vraie” voix dans l’intimité forcée de sa cellule. L’émotion contenue et la sincérité de son engagement, comme d’ailleurs dans le discours de fin de The Great Dictator, passent dans cette voix enfin sobre dans un film qui a privilégié la variété des tessitures.

Ensuite nous constatons que Chaplin a aussi apporté tout son soin au travail sur les autres voix pour donner une couleur particulière à chacun des personnages en accord avec la personnalité qu'il leur façonne. La bande des sons repose ainsi sur des effets de contraste signifiants. Les voix de la famille Couvais et plus spécialement celles des femmes sont souvent criardes et aigres : il ressort du groupe une cacophonie tonitruante fort désagréable à l’oreille du spectateur. Celle de Mme Grosnay est empreinte de suavité mondaine : elle s’écoute parler avec une certaine complaisance qui confine au snobisme. Quant à Lydia Floray, sa voix est cassante et revêche, le ton cinglant et le débit des phrases sec et coupant, bref et heurté. Annabella Bonheur en revanche est gouailleuse avec une vulgarité affichée. Le ton est souvent culotté et désarmant, elle rit à gorge déployée et parle fort. Sa voix occupe l’espace sonore et dévore souvent celui du capitaine. Les voix de la femme de Verdoux et de la jeune fille rencontrée sous la pluie sont discrètes et ténues. Elles s’écoutent en général dans le silence de l’intimité. On peut toutefois dire que celle de la jeune fille évolue au cours du film. Elle devient plus assurée au fur et à mesure que celle-ci s’installe dans la société pour prendre un ton tout à fait protecteur à la fin vis à vis de Verdoux. L’écriture de Chaplin s’oriente vers une plus grande complexité puisque désormais le travail sur les sons prend toute sa dimension. Ainsi la composition de l’image comme le jeu des acteurs s’en trouvent-ils modifiés.