d) les pouvoirs de la bande sonore 

Nous avions expliqué précédemment que Charlot symbolisait le monde d’avant la parole, l’innocence naïve qui survit dans un monde hostile. Or, l’arrivée de Verdoux qui exclut pour la première fois le personnage de Charlot révolutionne la diégèse en ce sens qu’il est celui qui nuit (nocere en latin : celui qui fait du tort, du mal à quelqu’un, qui crée un dommage. Innocence au sens étymologiquement est de ce point de vue un antonyme). Mais il est également celui qui cherche des “ noises ” et celui qui fait du bruit “ noise ” en anglais. Et, par voie de conséquence celui qui provoque des nuisances de toutes sortes au sein de la société. La plus nouvelle étant la nuisance sonore. Au vide de mots de Charlot se substitue une pléthore de ceux-ci, ce qui contraint Chaplin d’une part à les faire signifier dans l’image. Verdoux compose son persona à partir du langage qu’il constitue de même que les autres protagonistes rendent compte des propos qu’ils tiennent par les attitudes qu’ils adoptent. «  Nommer fait exister » disait Mallarmé, c’est ce qui se passe en grande partie dans Monsieur Verdoux . D’autre part, l’on peut soutenir aussi qu’au vide de mots répondent des mots vides. De ce point de vue, le film montre que le Verbe pipe les dés : l’illusion de l’image naît de paroles illusoires mais leur combinatoire donne au cinéma un pouvoir de persuasion encore plus fort. Verdoux à l’inverse de Charlot n’est plus spontanément atteint par ce qu’il voit. Il est davantage sensible à ce qu’on lui raconte et agit souvent en fonction de ce qu’on lui dit. C’est le récit de la jeune fille rencontrée par hasard dans la rue qui le conduit à ne pas l’empoisonner ; c’est le titre de propriété à son nom et la somme d’argent qu’annonce Annabella qui le fait rester auprès d’elle et déclenche sa stratégie de meurtre ; ce sont les propos naïfs de Mme Grosnay qui lui facilite la romance et la conclusion par le mariage.

Avec Monsieur Verdoux le cinéma devient bavard chez Chaplin. Certes les “ talkies ” ont tué Charlot, mais au cinéma sans paroles s’est substitué un cinéma de la parole et Chaplin est passé avec réussite de l’histoire sans paroles à un seul personnage chargé de tout le programme narratif aux paroles à histoires, la bande image et la bande son interférant sans cesse dans le processus créatif en croisant les programmes narratifs de persona qui ont conquis leur propre autonomie. A maintes reprises dans le film, Chaplin utilise le hors-champ sonore, que ce soit sur le plan des bruits comme des voix. Celui-ci perturbe considérablement le champ de l’image en modifiant les situations et les réactions des personnes à l’écran. Par exemple, l’excellente scène dans le jardin lors du mariage de Verdoux où le rire d’Annabella avertit de sa présence incongrue dans cet endroit-là et oriente la diégèse d’une tout autre manière ; les nombreuses scènes de conversation téléphoniques avec les agents de change qui modifient sans cesse les déplacement et les comportements de Verdoux. On voit se développer dans ce film une sorte d’exploitation virtuose de tous les possibles de la parole.

Il semble en effet que Chaplin ait saisi que le cinéma parlant lui apportait un formidable pouvoir en ce sens qu’étant art populaire par excellence et jouissant des succès des “films de Charlot”, il pouvait désormais en user comme une tribune. A partir de Monsieur Verdoux, les réalisations bénéficient de la rédaction scrupuleuse du scénario. L’histoire n’est plus un simple canevas mais bien la construction réfléchie et engagée qui doit permettre à Chaplin de s’expliquer pleinement sur sa vision du monde. Or, la force du film réside dans l’alliance étroite entre savoir élaborer une histoire singulière d’un homme qui s’appelait Verdoux et se servir de son destin pour lui faire endosser les conclusions de Chaplin. Ce dernier ne perd pas dans son écriture l’idée du cinéma divertissement, spectacle, mais il y ajoute, grâce à la parole, la dimension philosophique et politique. Comme dans The Great Dictator et mieux que dans celui-ci la fin du film est lourde de sens. Si dans les films muets la fin cernait souvent un Charlot soit tourné vers de nouvelles aventures, soit enclin à l’optimisme, la fin de Monsieur Verdoux règle une histoire particulière mais envisage des questions d’ordre métaphysique et historique auxquelles Chaplin apporte ses analyses et ses réponses propres. Or, seul le cinéma parlant lui facilitait cette tâche.

La maturité de Chaplin se fonde désormais sur la force du Verbe en action. Le cinéma décuple le message et du même coup se fait messianique. Lorsque Verdoux, du fond de sa cellule, jette à la face du journaliste puis du prêtre, les mots suivants :

‘« C’est l’histoire de bien de grosses entreprises. Guerres, conflits, toujours des affaires. Un meurtre fait un bandit, des millions, un héros. Le nombre sanctifie. » ’

ou encore :

‘« Je suis en paix avec Dieu. Mon conflit est avec l’homme »,’

Ce sont des millions d’hommes que le réalisateur entend émouvoir et persuader. Pour nous Monsieur Verdoux témoigne de la maîtrise de Chaplin. Ayant su rompre définitivement avec un personnage comme Charlot qui tire en effet son génie du cinéma muet, il oriente ses films vers une complexité plus grande dans la mesure où il crée des personnages indépendants ayant leur destin propre tout en réfléchissant à ce que peut lui apporter d’innovant la parole. De cette façon il réalise des contes philosophiques qui apparaissent aujourd’hui comme une évolution majeure dans la carrière de Chaplin. Il a su faire mourir à temps le héros qui avait sa gloire du temps du muet pour mettre en oeuvre d’autres approches pertinentes et modernes du cinéma. De ce point de vue Limelight nous apparaît comme une réflexion audacieuse et courageuse sur cet art de la transition qu’a constitué le passage du muet au parlant en osant vider l’image de sa figure majeure, Charlot, fondatrice de ses films dès l’origine de sa carrière.