a) Le cas Calvero

Le spectateur doit attendre que plusieurs séquences du film aient eu lieu pour découvrir le nom de Calvero, prononcé pour la première fois par Mme Alsop, sa logeuse. Et un peu plus longtemps encore pour savoir qui il est. La séquence où la caméra fixe des affiches de théâtre au mur où s’inscrit en gros caractères le nom de Calvero avec l’indication suivante “ Tramp comedian” et la photo de celui-ci en costume de scène. Or, qui découvrons-nous ? Un homme âgé, usé par l’existence, ivre de surcroît au début du film et vivant seul. Quels sont les premiers propos qui sont tenus à son sujet ? Il s’agit d’une conversation entre hommes dans un café bondé de Londres tandis que Calvero entre de dos par le bord droit du cadre (il ne peut donc voir ses délateurs). Les propos sont durs :

‘« C’est Calvero ?
C’est lui.
Il a pris un sacré coup de vieux.
La bouteille.
Dommage, c’était un grand clown.
Il était.
Londres se l’arrachait et le voilà sans travail.
C’est sa faute. Il était trop saoul pour jouer.
Il était plus drôle quand il avait bu.
Il n’est plus drôle, le pauvre ! »’

Ce sont là des mots qui stigmatisent un homme fini dont la carrière dans le music hall anglais a cessé d’être. Mais, Calvero lui-même ne se fait pas de cadeau. Ainsi lorsqu’il rencontre son ami artiste, Claudius, l’homme sans bras, dans ce même bar :

‘«  Dis-moi, tu travailles ?
Rien depuis un an. Au train où ça va, je suis mûr pour prendre la succession de notre ami. » (mouvement de tête en direction du mendiant qui vient de traverser le champ)’

Ou quand il se présente pour la première fois à Terry, la jeune fille suicidaire qu’il a sauvée et recueillie chez lui.

‘« Quel est votre métier ?(lui demande Calvero)
J’étais danseuse dans le ballet de l’Empire.
Et moi qui croyais... Ainsi vous êtes ballerine ! Mais nous n’avons pas été présentés... Quel est votre nom ?
Thérèse Ambrose... On m’appelle Terry.
Enchanté, je suis du métier. Calvero... Vous me connaissez peut-être.
Le célèbre clown ?
C’était moi... mais passons.”’

L’amertume de Calvero est forte et cette question de la déchéance du comédien comique va hanter tout le film. Nous allons analyser de quels procédés use Chaplin pour mener à bien ce questionnement. Toutefois des remarques préalables s’imposent. Même si P. Leprohon 137 explique que sous le masque de Calvero le spectateur « sait qu’il est Charlot », il n’en reste pas moins que le persona de Charlot n’apparaît à aucun moment du film, y compris lorsque le clown se remémore les numéros de sa jeunesse. Son image est résolument absente. Il y a bien là une rupture que nous interpréterons dans le point suivant. En outre nous pourrions nous interroger sur le choix de Chaplin par rapport à ce que dit le carton d’ouverture. Il fixe le commencement de la diégèse à Londres, en 1914. Ce qui est immédiatement troublant pour le spectateur c’est le décalage instauré par Chaplin entre l’âge du clown Calvero (63 ans environ au moment où débute l’action - ce qui est l’âge de Chaplin en 52-) et la date de 1914. Ceci sous-entend que le personnage est approximativement né au milieu du dix neuvième siècle et que les événements passés qu’il évoque tentent de cerner un artiste qui a exercé son talent sur les scènes des théâtres anglais de cette époque-là (ce qui fut le cas de son propre père). Et même si le jeune Charlie a exercé des talents similaires à Londres, c’est sur une période courte 1898-1903. En revanche la période de l’été 14 mentionnée dans ce carton initial correspond très précisément aux débuts de Chaplin aux Etats-Unis comme acteur et réalisateur de courts métrages. Avant de tenter de comprendre cette ambiguïté de Limelight, revenons à l’analyse du cas Calvero telle que nous la présente Chaplin.

En fait c’est moins tant le questionnement douloureux sur la déchéance d’un artiste comique qui l’intéresse que la manière dont il veut en faire prendre conscience au spectateur. Il affirme ainsi sa maîtrise de réalisateur combinant les ressources du cinéma muet et celles du parlant. Pour en démontrer l’efficacité, nous nous sommes attachés à repérer dans le film les séquences qui traitent de l’artiste à l’oeuvre. Or, nous avons décelé trois types de procédés récurrents qui sont soutenus, au cours de la diégèse, par les propos, mentionnés ci-dessus, des autres protagonistes et qui peuvent se condenser dans les deux mots prononcés par Calvero lui-même au sujet de sa célébrité de clown : « C’était moi ».

Le premier procédé s’appuie sur un début de flash-back, mais nous allons en montrer la complexité, pour donner à voir les scènes du passé glorieux. Le deuxième est un fondu enchaîné pour offrir une scène de rêve étrange, le troisième articule savamment les éléments propres au passé et ceux actuels pour créer les scènes du réel, c’est-à-dire, celle du temps diégétique de 1914. C’est ce minutieux tissage qui fait toute la force du regard et de l’interrogation de Chaplin sur la vie de l’artiste comique.

Notes
137.

P. Leprohon, op.cit., p.347