Le premier procédé

Il apparaît tôt dans la diégèse : après la séquence initiale de la tentative de suicide de la jeune fille et celle de l’altercation de Calvero et de sa logeuse à son sujet. Il prend également le spectateur au dépourvu parce que nous ne savons rien de la vie de ce personnage ivre mais altruiste, cet homme aux cheveux blancs et aux traits tirés qui prend cette jeune fille sous sa protection.

Examinons de près cette séquence, muette au début, à l’exception de la musique.

Appartement de Calvero, de nuit.

Calvero se dirige dans la profondeur de champ : de trois quarts par rapport à la caméra. Son ombre est projetée sur le mur où une affiche est encadrée avec en gros caractères : “Calvero” et où se détachent des photos de lui. Il s’allonge sur le divan en dessous.

Premier fondu enchaîné : trois musiciens dans la rue, cadrés de face.

Gros plan sur celui qui est assis par terre devant son orgue. Voix in : “Prêts ?”Début du morceau de musique qu’ils jouent.

Montage cut : retour à Calvero en pyjama assis au bord du canapé (photographies, affiche en fond). Il se recouche. La musique établit le raccord et la continuité entre les plans.

Montage cut. Gros plan sur les musiciens jouant.

Fondu enchaîné sur Calvero dormant (affiche : Tramp comedian et photo de celui-ci en haut de forme tenant une canne)

Travelling sur affiche : le nom de Calvero apparaît en gros. Déplacement de l’objectif sur la photo. Photo plein cadre. Fondu enchaîné sur une salle de spectacle avec rideau de scène et musiciens dans la fosse d’orchestre.

Changement de plan : Calvero en costume identique à celui de la photo précédente dans les coulisses. Voix de Calvero : “J’y vais”

Changement de plan : entrée en scène de Calvero, rideau ouvert.

Nous assistons au numéro complet du dressage des puces avec tous les commentaires de l’artiste.

Ce début de séquence appelle déjà quelques commentaires. Il s’agit bien ici de deux flash back successifs favorisés par le seul endormissement de Calvero (procédé que Chaplin utilisait certes avec parcimonie dans des courts métrages muets). Mais le premier pose déjà problème. Cette vision des musiciens de rue renvoie-t-elle à une période où Calvero n’était pas le clown londonien célèbre mais aux premiers temps de sa vie de tramp où il gagnait misérablement sa vie de cette façon ? Ou bien fait-elle directement référence à ce qu’il vit désormais (dans la séquence précédente nous l’avons vu partir avec son violon avec ces mots : « Adieu, vieux compagnon » pour le mettre au clou afin d’assumer les soins de la jeune fille.) ? Le spectateur découvrira plus tard - une fois Terry guérie - que Calvero renouera avec cette vie d’errance comme musicien ambulant. C’était donc la vie qu’il menait avant de la rencontrer. Le destin tragique du clown rejeté à sa solitude et à sa misère, sans public, est donc déjà là, sous forme d’images prégnantes du subconscient de Calvero. Le second flash back peut-il à son tour être considéré comme un vrai flash back ?

Examinons de ce point de vue la fin de la séquence.

Calvero sort en coulisse par le bord droit en se contorsionnant. Jusque là Chaplin ne nous a fourni aucune réaction du public. Au moment de la sortie de l’artiste en revanche, la bande son fait entendre les applaudissements.

Retour de Calvero sur scène. Il salue les spectateurs.

Plan taille. Changement de physionomie de l’artiste qui regarde la salle.

Zoom sur le visage inquiet. Léger panoramique. Très gros plan sur son visage désespéré.

Contrechamp : salle totalement vide. Un panoramique dévoile la vacuité du lieu. Absence de son.

Très gros plan sur le visage déconfit de l’artiste.

Fondu enchaîné sur visage de Calvero en pyjama assis au bord du lit.

Raccord sur l’expression identique. Chaplin réalise une sorte de morphing avant l’heure : l’homme est vieilli, le visage est sans fards.

Panoramique vertical de haut en bas (vers la taille du personnage) et travelling arrière.

Scène totalement muette : le personnage se retourne vers la photographie pendue au mur puis, se recouche, l’air grave.

Des gémissements se font entendre sur la bande son.

Fondu au noir.

A nouveau l’écriture cinématographique de Chaplin élabore une critique complexe sur le spectacle comique et la pérennité d’un artiste de music hall. Si nous nous en tenons au numéro de dresseur de puces jusqu’à la sortie de scène accompagnée d’applaudissements, nous avons affaire, pourrions-nous dire, à un réel flash back sur la célébrité ancienne de Calvero. Or, une question interfère immédiatement. A l’exception des applaudissements signalant la fin d’un numéro (comme dans les sitcoms actuels), la bande son est résolument muette sur les réactions du public durant la prestation de l’artiste, nous renvoyant en quelque sorte à notre propre situation de spectateur de cinéma et posant en creux l’efficacité du comique. Ce que signifie avec éclat la fin de la séquence. C’est le retour sur scène de l’acteur c’est-à-dire, nous semble-t-il, l’épreuve de la réflexion qui conduit à ce questionnement. Le flash back n’est donc que partiel et la scène du passé assimile l’espace d’un plan les éléments du vécu actuel de Calvero, à savoir l’épreuve qu’il a faite de son échec puisqu’il est aujourd’hui un clown fini. Ce passage brutal du succès à l’échec inscrit la douloureuse fragilité du spectacle comique, la difficulté pour l’artiste de séduire le public et de rester en contact avec lui. Plus loin dans le film, Calvero le signifiera clairement à Terry :

‘« Soit ils n’ont pas d’imagination, soit je vieillis, je suis vidé.” (...) “En vieillissant, on veut vivre intensément... on acquiert une sorte de dignité triste... et pour un clown, c’est la mort. J’ai perdu le contact avec le public »’ ‘Terry : « Quel triste métier d’être drôle ! »’ ‘« Très triste si le public ne rit pas. Mais quelle joie de les voir rire... d’entendre le rire monter vers vous par vagues. Mais changeons de sujet. Je veux oublier le public. »’

En 1952, Chaplin a déjà fait l’épreuve de l’insuccès avec aussi son dernier film Monsieur Verdoux. Je suis pour ma part tout à fait d’accord avec cette réflexion de G. Deleuze dans son approche sur Limelight :

‘« Quel est ce rien, cette fêlure de l’âge qui fait qu’un beau numéro de clown devient un spectacle lamentable. » 138

Rappelons que la diégèse situe l’histoire en 1914. Ce numéro de music hall anglais qui avait conquis le public de la fin du dix neuvième siècle pouvait-il encore séduire celui de 1914 au moment justement où Chaplin s’était emparé du cinéma pour inventer d’autres formes de comique et “changer de nom” (comme le suggère le directeur de l’Empire à Calvero) pour créer Charlot ? Et en 1952, Chaplin nous donne à voir qu’une autre métamorphose s’est encore faite depuis Charlot.

Notes
138.

G. Deleuze, Cinéma 1, L’image-mouvement, éd. Minuit, 1983, p. 2 36