Le troisième procédé

Comme nous l’avons annoncé il tisse les éléments propres au passé et ceux actuels pour créer les scènes du réel, celles du temps diégétique de 1914. Elles se développent en trois temps dans le film dont deux qui sont construits en miroir.

* La première scène du réel

Signifiant le retour de Calvero à la vie d’artiste au théâtre, elle est amenée par la réception d’une première lettre : « Mon agent veut me voir. C’est le moment décisif. » L’entrevue avec le directeur qui lui apprend : « Bonnes nouvelles pour vous, une semaine au Middlesex. » ne laisse rien augurer de bon toutefois parce que le contrat n’est pas sûr (“Ils ne veulent rien avoir à faire avec Calvero.”).La réception d’une seconde lettre : “Cher Calvero, vous débutez au Middlesex le 5 septembre”. précipite l’action mais de manière biaisée dans la mesure où il ne dit rien de son engagement à Terry. Par tous ses indices ponctuels le spectateur pressent le pire pour la reprise effective du personnage sur une scène de théâtre. Jamais encore la diégèse ne nous a permis de savoir la validité des numéros comiques de Calvero en 1914.

Cette première scène s’articule sur :

  • un fondu puis une ouverture au noir sur une affiche : Middlesex theatre of varieties et son programme.
  • Montage cut : scène de théâtre, Calvero au centre, costumé comme dans la scène de rêve mais chantant une autre comédie musicale. Le point de vue est celui du spectateur.
  • Contrechamp sur la salle : un homme dort au premier plan. Poursuite de la chanson en voix off.
  • Panoramique sur la salle distraite. Gros plan sur deux hommes qui discutent.
  • Plan d’ensemble sur la pantomime de Calvero.
  • Contrechamp sur la salle qui se vide.
  • Le montage alterné se poursuit accentuant le contraste entre l’artiste de plus en plus figé sur scène et la vacuité de la salle.
  • Voix off d’un homme criant : “Allez, mon vieux, on rentre.”
  • Contrechamp sur Calvero : “ Vous avez raison. Bonne nuit.” Il quitte la scène par le bord droit.
  • Fondu enchaîné : caméra à l’intérieur de la loge, Calvero entre de face. Au premier plan, deux acteurs qui se préparent ce qui rejette le clown au second plan. Il n’occupe effectivement plus la première place. Suit la célèbre séquence du démaquillage de l’artiste qui combine les mouvements d’appareil suivants : plan américain, gros plan sur le visage, très gros plan puis travelling. Une musique grave accentue le tragique de l’image.
  • Fondu enchaîné sur une tour d’horloge : il est trois heures et quart. La musique assume la continuité des plans.
  • Plan américain sur Calvero emmitouflé, seul dans la nuit. Il a froid, sa démarche lente et peu assurée est celle d’un vieillard. Le retour à son appartement met un terme à la séquence par un effet de construction en boucle (début : fondu au noir sur plan de l’appartement. Fin : fondu enchaîné sur celui-ci)

Cette scène conçue comme appartenant au vécu actuel de Calvero met en lumière la réflexion suivante. Pour la première fois le spectateur est confronté à sa propre appréciation du comique puisqu’il n’assiste plus à un rêve de l’artiste mais bel et bien à une représentation donnée pour une expérience réelle qui permet de mesurer l’efficacité de son talent. Or, le comique est un genre éphémère qui exige un renouvellement constant du répertoire : le clown a resservi au public “ses vieux numéros”, il s’est donc exposé à l’échec. Chaplin croise plusieurs interrogations. Celle de la capacité qu’un artiste a à créer c’est- à- dire à proposer des formes et des recherches nouvelles dans l’exercice de son art. Celle du contact primordial avec le public. A l’évidence le public de 1914 refuse les formes éculées d’un comique appartenant résolument au passé. Mais est-ce aussi simple ? Calvero ne sait pas au juste pourquoi il “n’était pas drôle”. Il sait juste qu’il n’est plus drôle et c’est bien ce qui le mine. Et même si la scène émouvante du démaquillage avance l’idée que la vieillesse peut être la raison majeure de l’insuccès il n’en reste pas moins que la question reste entière pour le spectateur.