b) De qui ou de quoi Chaplin sonne-t-il le glas ?

Si l’on se fonde sur la date indiquée dans la séquence d’ouverture du film : 1914 et si l’on considère que Calvero est alors un clown éprouvant son déclin, Chaplin qui réalise Limelight en 1952 donne à saisir sa propre évolution au sein du genre burlesque et propose une critique lucide sur le rapport qui existe entre le public et l’artiste comique.

Une première ambiguïté est à relever. Lorsqu’il s’intéresse aux numéros traditionnels du music hall ou au genre de la comédie musicale sur les scènes de théâtre londoniennes, donc à ce qui fut le lot de son père ou de sa mère ou de lui- même, jeune adolescent, on peut se demander s’il ressent une certaine nostalgie comme Calvero ou si, au contraire, il dénonce l’usure d’un tel comique. Nous aurions plutôt tendance à croire que très tôt, autour de 1914 justement, il a compris l’inutilité de cette forme d’art qu’il avait emportée avec lui aux Etats-Unis. Lui, l’homme du mouvement ne pouvait se condamner à la fixité du spectacle théâtral qui limitait sa capacité d’invention et qui figeait le regard du spectateur condamné à la vision unidirectionnelle des feux de la rampe. Dans cette perspective déjà nous pouvons avancer que ce type de comique représente l’avant Charlot, qu’il le rejette (il est donné à voir dans la diégèse sur le mode du rêve fané ou de l’échec) mais qu’il a le mérite de poser clairement la question complexe du rapport au public 140 . Dans le premier chapitre nous avions évoqué, en nous référant à My Autobiography, cette constante recherche menée à ses tout débuts dans le cinéma pour trouver ce qui pouvait faire rire le spectateur et combien la trouvaille du costume avait été un élément moteur de l’évolution personnelle. On sait aussi combien Chaplin était sensible aux réactions des spectateurs à tel point qu’il explique son besoin d’assister à certaines projections publiques pour mesurer la réceptivité à son œuvre.

Or, que dit Calvero à Terry ? « Si j’avais la force de partir. Je reste là à me tourmenter. Nous avons tort ! Pour mes dernières années il me faut la vérité ! »

Si, dans la diégèse le début de cette remarque douloureuse s’applique à ces numéros miteux qu’il sait aujourd’hui dépassés, nous pouvons avancer, au vu du dernier sketch qu’il joue en compagnie de Keaton, qu’il fait l’épreuve de la « vérité ». En effet, ce duo qui rassemble deux monstres sacrés de la période des films muets où Charlot triomphait et qui rappelle magistralement ce qui fut l’essence du burlesque de cette époque là, signe aussi la mort de cette forme de comique. Quant à Charlot, il ne peut être ressuscité même si demeure encore cette énergie du corps et cette fêlure de l’âme. En situant l’histoire en 1914, Chaplin réalise la vaste prolepse de son destin de comique en faisant volontairement l’économie de Charlot. En effet, ce dernier est résolument étranger aux « limelight » puisqu’il ne doit sa vie et sa gloire qu’aux « sunlight » et surtout ceux de la période muette. La rupture avec le persona de Charlot est donc bien consommée puisque le parlant offre à Chaplin une autre manière de concevoir le cinéma et de faire vivre des histoires. Charlot, lui aussi, est dépassé. En 1952 le cinéaste veut «la vérité », c’est-à-dire la connaissance de ce qui ferait à ce moment-là sa réussite. Beaucoup de critiques se sont accordés sur ce point : le créateur a pris le pas sur la créature d’où à partir de là l’importance que prend l’écriture cinématographique dégagée de Charlot.

Deux axes sont alors privilégiés : le dévoilement cinématographique et « l’introduction dans le cinéma de la Figure du discours » 141 .

Qu’entendons-nous d’abord par dévoilement cinématographique ? Ce qui compte désormais pour lui c’est moins la déchéance de l’artiste Calvero que l’écriture qui la met en scène. Il s’agit de procéder à une espèce «d’œuvre au noir » qui révèle la maîtrise des techniques et qui diffracte les points de vue. 142 Julian Smith rend de ce point de vue particulièrement hommage au travail minutieux du cinéaste :

‘« By violating the conventions of two modes of performance (on stage and before the camera), Calvero and Chaplin each exploit the comic potentials of their craft. Contrary to Kerr’s claim, there is nothing in Limelight that works on any terms but those of the cinema. » 143

Charlot relégué dans la mémoire collective et enfin libéré de ses réticences par rapport au parlant, Chaplin s’attache à réaliser ce « cinéma impur » pour opérer enfin la fusion entre l’image, la parole, la musique et les sons. C’est ce que nous nous proposons de démontrer dans la deuxième partie de ce chapitre.

Que signifie ensuite, selon l’expression de G. Deleuze, que le réalisateur a « introduit dans le cinéma la Figure du discours » ? Nous avions expliqué comment, dans la période qui suivait immédiatement celle des réalisations muettes, Chaplin avait usé du discours pour lancer à la face du monde ses convictions humanistes et ses idéaux, comprenant que le cinéma parlant pouvait lui offrir des moyens supplémentaires pour s’affirmer plus pleinement d’un point de vue philosophique et politique. Cependant, aussi bien dans The Great Dictator que dans Monsieur Verdoux, nous étions frappés par l’appropriation de la parole vraie dans le discours final. Il fallait une montée à la tribune ou un montée à l’échafaud - ce qui revient au même – pour oser affronter la vindicte populaire ou la Société forte de ses lois et de son pouvoir. Dans l’un comme dans l’autre, à ce moment crucial du dévoilement de la parole vraie, nous avions constaté une métamorphose physique du personnage : il redevenait étrangement Chaplin, le cheveu blanc, sans fards, le visage marqué par la vie.

Qu’en est-il cette fois-ci de Limeligth ? Il n’y a plus de discours final et le personnage Calvero accepte d’emblée les traits de l’homme de soixante trois ans. La parole philosophique est constante, entrelace les séquences et prend une autonomie aussi forte que les images. Chaplin parvient à une sorte d’équilibre savant qui lui permet, par exemple, de donner des leçons d’optimisme à Terry malade avec une foi extraordinaire alors qu’il vaque à des occupations certes ordinaires mais tout aussi essentielles : lui présenter deux beaux harengs fumés pour le petit déjeuner. Cette situation qui est réitérée dans le film est emblématique de la maîtrise à laquelle Chaplin est parvenu puisque l’image ne nie pas le discours et vice versa. Chaque figure a sa pertinence et donne au drama tout son sens. La nouveauté vient également du fait que les autres, à leur tour, s’approprient la parole essentielle, ce qui n’était pas le cas dans les réalisations antérieures. Le transfert que Chaplin opère sur Terry compose sur le plan du film une écriture en miroir. Nous retrouvons, en particulier dans les séquences consacrées à l’intimité, ce judicieux dosage entre le discours régénérant et les images de la vie domestique réconfortante au moment où Calvero, las de son existence et conscient de son déclin, s’abandonne au désespoir. Et G. Deleuze a raison d’affirmer : « Le discours leur (les derniers films) apporte une dimension tout à fait nouvelle, et constitue des images « discursives» ». Limelight apparaît bien comme le désir de rechercher ce qui constitue un acteur comique dans la durée, dans son rapport étroit avec le public, mais surtout ce que le cinéma parlant, pour un réalisateur spécialiste du muet, engendre de possibles sur le plan des perceptions spectatorielles. La figure de Charlot morte, Chaplin doit éprouver autrement le cinéma, c’est-à-dire, au sens propre du terme le mettre à l’épreuve, sachant que le rapport entre lui et le spectateur est à construire en aveugle.

Notes
140.

S. Daney, « Limelight », Cahiers du cinéma, n°297, février 1979

141.

G. Deleuze, op.cit., p. 236

142.

P. Leprohon, op. cit., p. 346 à 364

143.

J. Smith, op.cit., p.126