a) Le franchissement et l’effraction

La question du point de vue se pose d’emblée dans la mesure où l’on ignore la source du regard. Placé en caméra subjective dès le premier plan du film, le spectateur adopte donc un point de vue omniscient, celui du créateur jouissant du don d’ubiquité, ce qui lui construit souvent des savoirs supérieurs aux personnages qui vont animer la diégèse. Cette première séquence muette, que seule accompagne la musique in de l’orgue de barbarie présente dans la rue londonienne, traite les passages de l’extérieur à l’intérieur ou, inversement, de façon originale.

Un plan d’ensembleen plongée de la rue puis un plan rapproché sur un joueur d’orgue de barbarie et des enfants sur le trottoir, enfin un panoramique vertical se déplaçant de la droite vers la gauche entraînent le spectateur par un travelling avant assez rapide vers une porte fermée d’immeuble.

Un premier franchissement de porte (P1) s’opère sur le mode de l’effraction par un fondu enchaîné sur un hall étroit avec un escalier montant à droite de l’écran. Le travelling avant s’accélère suivi d’un panoramique sur une porte à gauche.

On assiste au deuxième franchissement de porte (P2) sur le même mode. Au plan moyen sur une jeune fille endormie sur un lit succèdent un gros plan en légère plongée sur le visage, un bref panoramiqueavec un très gros plan sur la main fermée de la jeune fille qui tient une fiole. Par un montage cut on change de point de vue et un panoramique circulaire balaie le sol de la chambre en focalisant les indices de la tentative de suicide.

Un changement de séquence a lieu et l’on se retrouve à l’extérieur, sur le trottoir avec le joueur d’orgue cadré de dos en plan américain et les trois enfants de face en plan moyen. Un personnage que l’on reconnaît comme Chaplin fait irruption dans le champ par le bord droit du cadre (il vient donc de la rue présentée au premier plan de la séquence). Il est cadré en plan moyen et un travelling suit sa démarche titubante en direction de la porte d’immeuble des plans antérieurs. Un plan taille le montre cherchant la serrure.

Le franchissement de la porte (P1) se fait de façon magique : un changement d’axe à 180 degrés place la caméra à l’intérieur et le personnage entre de face. D’une part notre œil omniscient sait ce qu’il y a derrière et d’autre part nous avons précédé Calvero dans son action. Nous sommes donc en avance sur son programme perceptif et narratif, ce dont nous nous délectons. La caméra suit ses déplacements et notre attente est comblée lorsqu’il se dirige vers le bord gauche du cadre.

Le franchissement de la porte (P2) se fait par effraction du regard : Calvero voit par un trou aménagé dans celle-ci. A cet instant la polarisation spectatorielle est forte dans la mesure où nous possédons un savoir supérieur au sien. En effet, le spectateur ne voit pas par cet opercule mais sait déjà ce que lui voit. Alors que dans la séquence précédente le seuil avait été franchi de façon fluide il l’est cette fois-ci de manière brutale : Calvero enfonce la porte. Là encore le spectateur sait ce qu’il va découvrir de l’autre côté.

En effectuant la recherche sur tout le film, nous constatons que cette notion de passage d’un espace à l’autre et celle d’effraction sont à l’œuvre constamment. Ainsi un fondu enchaîné sur l’appartement de Calvero qui nous en donne une vue intérieure nous dévoile-t-il à l’avance son espace privé. Nous sommes frappés justement par cette utilisation de la fermeture ou de l’ouverture des portes qui circonscrivent un espace.

Le huis clos au sens étymologique du terme préserve l’intimité tout en entretenant la notion de secret. Pour percer celui-ci, la pénétration se fait sur deux modes. Soit celui de l’effraction visuelle : comme Calvero précédemment, sa logeuse découvre la vérité en regardant par le trou de la serrure et cette fois-ci le spectateur voit ce qu’elle voit. Chaplin joue complètement sur les effets de caméra subjective. Soit celui de l’effraction filmique : l’œil de la caméra, seul, franchit en douceur les cloisons, les affiches ou les photographies collées au mur. Il fait ainsi effraction volontaire dans la mémoire de Calvero, viole ses secrets et dévoile ses rêves ou ses fantasmes. Le spectateur se trouve nanti du pouvoir d’Asmodée et participe pleinement de la construction de la diégèse associant les images issues du réel et celles émanant du subconscient. Nous sommes à la fois dedans et dehors comme si à chaque fois l’objectif favorisait les effets d’anamorphose. Notre regard diffracté par le réalisateur reconstitue de façon prismatique une réalité complexe et éparse.

C’est par un fondu enchaîné sur la porte entrebâillée de l’appartement de Calvero que nous assistons aux confidences des personnages. C’est le jeu sur la cloison amovible, que l’on franchit ou non, entre l’espace intime de la jeune fille et celui du vieux clown qui instaure tout un travail sur le hors champ à la fois sonore et visuel. Celui-ci permet un jeu subtil sur le pudique et l’impudique qui favorise l’échange privé des consciences.

Si nous reprenons par exemple le récit de la rencontre amoureuse de Terry lorsqu’elle est vendeuse dans une papeterie nous sommes à même de mesurer le remarquable travail de construction filmique.

Une première effraction s’opère par l’élaboration du dialogue.

‘Calvero : « Le mystère s’épaissit. Racontez ! »’ ‘Terry : « Tout est né de mon imagination »’

La réplique de la jeune fille est particulièrement ambiguë puisque d’une part elle facilite la plongée dans la subconscient générateur de rêves y compris les plus fous, et d’autre part parce qu’elle renvoie directement à l’activité filmique qui est de générer des images. Et nous en avons une application directe dans le passage au plan suivant par un flash back sur son histoire passée, son commentaire seul, en voix off, opérant la continuité.

La seconde effraction relève donc de la projection des images intérieures. Le spectateur est invité à voir l’invisible. Or que percevons-nous ? A nouveau, le franchissement ou non du seuil est capital. C’est parce que le jeune compositeur pénètre dans la boutique et referme la porte derrière lui que leur idylle muette peut naître en huis clos. Le rapport amoureux est uniquement tissé par les champs/ contrechamps sur lui et elle et la voix off de Terry qui raconte.

En revanche, le seuil interdit, au sens où les surréalistes l’entendaient, à savoir la limite rencontrée par le désir illimité ou la tentation de l’impossible, est l’objet de la séquence suivante. La jeune fille reste, dans la rue, devant la porte résolument close du jeune homme qu’elle entend jouer du piano. Cet espace refusé, infranchissable, seulement accessible par l’ouïe renvoie à la phrase d’ouverture : « Tout est né de mon imagination » et aux frustrations de la jeune fille.

Une autre séquence est aussi exemplaire de l’idée de seuil et d’autant plus qu’elle se déroule dans le même endroit que la séquence initiale du film, à la porte d’entrée de l’immeuble de Calvero. La polarisation spectatorielle est absolue dans la mesure où la caméra, en perpétuelle position d’effraction, réalise un va et vient constant entre l’intérieur et l’extérieur. Le spectateur omniscient est engagé de chaque côté de la porte et c’est lui qui transgresse les lois de l’espace. Il participe de cette manière à ce que perçoit Calvero ivre. Ce dernier entend les confidences que se font à l’extérieur les deux jeunes gens mais le spectateur en outre voit successivement et le vieux clown et le couple.

La loi de l’effraction motive ici l’action et, en nous offrant le don d’ubiquité, nous fait totalement pénétrer dans l’intimité des consciences des trois personnages en présence. Mais la porte qui délimite de façon opaque l’intérieur et l’extérieur prend une valeur symbolique encore plus forte qu’auparavant. La séquence initiale enfermait doublement Terry ; Calvero en défiant les obstacles la libérait de l’espace mortifère. Désormais cette séquence l’y enferme, signifiant sa décrépitude  et sa solitude puisqu’elle se clôt par une fermeture au noir et que nous ne verrons pas Terry passer cette porte. En revanche, le couple constitué à l’image et par le dialogue est au-dehors, du côté de la vie et cinématographiquement il fonctionne déjà comme tel.

Cependant il est des franchissements plus problématiques dans l’économie du film. Alors que Terry revient de l’Empire Theatre où elle a achevé son ballet, un fondu enchaîné l’espace d’un plan sur l’appartement de Calvero, invite le spectateur à prendre la mesure de la situation du vieux clown. Il s’est remis à boire et joue en compagnie de ses vieux amis les musiciens. Un changement de plan sur l’escalier avec un panoramique vertical nous fait accompagner la jeune fille qui entre par la porte du fond. Alors que nous savons déjà ce qu’elle va découvrir, Chaplin filme en caméra subjective et nous contraints à voir ce qu’elle voit.

Pourquoi cette double entrée avec des points de vue différents ? Il semble que le réalisateur ait voulu nous charger d’un double regard. Celui qui saisit d’abord une situation donnée, telle quelle, puis celui qui l’appréhende avec une sensibilité meurtrie, celle de la jeune fille. Peut-être par ce double jeu de l’implication spectatorielle, la pré-connaissance renforce-t-elle l’émotion douloureuse au moment de la reconnaissance. A moins que ce franchissement particulier de l’espace privé en prépare un second plus problématique encore. En effet, Chaplin réitère une situation semblable dans une séquence postérieure.

Par un montage cut, nous sommes amenés à pénétrer dans l’appartement vide de Calvero. Qui filme ? Une fois encore, le spectateur est omniscient. Il engrange des informations qui le mettront en position de force par rapport à la ballerine : un gros plan sur la pendule indiquant 6 heures suivi d’un travelling arrière et d’un panoramique à 180 degrés. Autant d’indices qui témoignent de l’absence du clown. Or, Terry ouvre la porte et entre, face à la caméra, dans cet espace que nous savons vide. Nous avons pressenti ses réactions avant qu’elle ne les manifeste. Pourquoi Chaplin nous confère-t-il ce pouvoir sur ses personnages ? Peut-être veut-il nous signifier le cinéma à l’œuvre et par cette identification au créateur nous rendre davantage maîtres du jeu.

Dans le franchissement des espaces il est aussi des structures non négligeables. D’une part, l’escalier représente une construction géométrique de séparation largement exploitée au cours du film. Le gravir signifie rejoindre l’espace privé de Calvero et ses secrets. Il donnera lieu à tout un de jeu de plongées et de contre-plongées qui circonscrivent le monde de la logeuse et des vicissitudes du monde vers le bas tandis que le monde des espoirs se niche vers le haut.

D’autre part, les « feux de la rampe » eux-mêmes –plateau, coulisses, rideaux, cintres- sont de tangibles barrières entre les artistes et leur public. Ils en viendront même à séparer la ballerine du clown à un moment crucial de la diégèse. Alors que Calvero a disparu, Terry se produit sur les scènes d’Europe.

Nous pouvons mettre en évidence un fonctionnement complexe de cette séquence. Après un fondu au noir, l’ouverture se fait sur une salle de spectacle d’où part le point de vue. Suit un contrechamp sur la scène où la danseuse donne son gala. Cet espace du spectacle nous est donné comme séparé de celui de la salle et seulement accessible d’un point de vue de public. En revanche la technique mise en œuvre par Chaplin, purement cinématographique, engendre un franchissement spatio-temporel remarquable qui nous interdit d’être assimilé à un spectateur de théâtre. En effet, grâce à un vaste écran en surimpression sur la fosse d’orchestre il fait défiler, par un procédé de fondu enchaîné tous les pays où elle se produit (Paris, Moscou, Rome, Londres, The Empire Theatre). L’ellipse temporelle brouille les repères du spectateur (depuis combien de temps danse-t-elle ainsi en tournée ?) mais l’image établit une dichotomie spatiale radicale entre le monde de Terry qui parcourt tous les espaces géographiques avec l’aisance que lui confère la fluidité de la caméra et celui de Calvero circonscrit dans la séquence suivante dans l’espace étriqué de la rue, devant un café.

Ainsi, contrairement au théâtre qui fige le regard spectatoriel dans un cadre immuable : on regarde toujours au-delà des feux de la rampe ce qui se passe sur scène ici et maintenant et dans une seule direction, le cinéma projette l’ailleurs et diffracte la vision. Nous analyserons ce point fondamental à l’œuvre dans Limelight dans la partie suivante.

Il nous reste à envisager un aspect très particulier du franchissement et de l’effraction qui se développe à partir du discours de Calvero.

Une première prolepse oratoire de celui-ci vient prolonger le récit de la rencontre amoureuse de la jeune fille. Alors qu’elle est encore malade et clouée au lit, il lui décrit son futur en commençant par ces mots : «Vous serez célèbre. Il viendra vous voir et dira qu’il vous a déjà rencontrée. » Dans l’économie du film ces propos ont valeur «d’images discursives ». Ce qui est dit à ce moment là engendre des images mentales qui n’auront pas besoin d’être montrées et qui ont un double pouvoir. Celui de franchir l'espace temporel dans ce sens où elles transgressent la situation de frustration du moment (Terry est paralysée et elle ignore si elle reverra le jeune homme) et réalisent au regard du film le destin effectif de la ballerine. Chaplin par ce discours fait donc l’économie des dernières scènes du film. Celui d’effraction dans la mesure où Calvero projette malgré elle les propres désirs enfouis dans le subconscient de Terry.

Une deuxième prolepse oratoire : « C’était inévitable. Je l’avais prédit. Le dîner sur la Tamise… » confirme la première et surtout met l’accent sur l’importance des retrouvailles qui viennent d’avoir lieu entre la ballerine et le jeune compositeur. Elle conduit progressivement la jeune fille à se séparer de Calvero et à franchir l’espace qui la tient encore à distance du musicien.

Dans cette composition rigoureuse de Chaplin et ce travail minutieux qui consiste à toujours se situer par rapport à l’espace d’autrui au sens large, on peut déceler un souci de faire dire à l’écriture cinématographique un au-delà de Charlot. En effet, le franchissement de l’espace par le jeu de l’ouverture ou de la fermeture des portes et la notion d’effraction étaient déjà présents dans le cinéma muet. Mais en général cela servait le personnage de Charlot dans la perspective de l’élaboration des gags et la construction du comique de situation. Ici, il y a une volonté affichée de maîtrise de l’écriture cinématographique en tant que telle. C’est le langage filmique comme constituant premier de la diégèse et en situant son histoire au sein du théâtre ou du music hall anglais, Chaplin entend montrer la supériorité du cinéma tant sur le plan de la réalisation que sur le plan de l’implication spectatorielle.