b) Théâtre et cinéma : perpectives

Nous partirons de cette hypothèse : le cinéma pose la complexité de la perception là où le théâtre simplifie le point de vue. Nous avons choisi deux séquences pour montrer comment Chaplin travaille en profondeur la notion de point de vue en faisant varier constamment l’axe de la caméra.

La première séquence étudiée se déroule après l’insertion du carton « Six mois plus tard » à l’Empire Theatre. Ce qui intéresse ici le réalisateur ce n’est pas filmer le spectacle sur scène mais bien s’approprier la totalité du lieu pour expliciter le jeu des regards. L’ouverture au noir sur la façade dudit théâtre avec un panoramique vertical implique un spectateur omniscient qui serait conduit de l’extérieur du lieu vers l’intérieur. On ignore la source du point de vue ce qui confère un aspect de film documentaire et crée une sorte d’étrangeté de la perception comme si l’on nous plaçait dans une position de voyeur. La musique orientale sur la bande son renforce l’atmosphère mystérieuse. Par un fondu enchaîné nous pénétrons à l’intérieur d’une vaste salle et un travelling vers la gauche entraîne le regard vers un grand escalier que descend une belle femme élégante. Nous sommes toujours dans la vision omnisciente. Un travelling vers la droite prend en charge le déplacement d’une autre élégante avec des effets de cadre produits par les colonnes du décor qui permettent de masquer partiellement et fugitivement notre vision. Ce lent travelling latéral avec des effets de cache opère une substitution entre les deux figures de mondaines, la première prenant magiquement la place de la seconde. Un jeu de séduction se met en place entre cette jeune femme et les hommes plus âgés près desquels elle s’accoude successivement.

Où se trouve donc le spectacle de théâtre ? Que doit-on voir au juste et qui se donne en spectacle ? D’autant que Chaplin nous refuse dans un premier temps le raccord sur leurs regards hors champ. Alors que perçoivent-ils aussi ? Le filmage de ce début de séquence est particulièrement intrigant et maintient le suspense. Notre horizon d’attente sera plutôt déçu que comblé. En effet, un contrechamp en raccord regard à partir du couple de mondain nous fait comprendre qu’ils sont au théâtre et donc spectateurs. Une plongée en plan d’ensemble sur la scène nous découvre un ballet oriental sans intérêt. Pourquoi ? Parce qu’un champ/contrechamp entre la scène et les spectateurs en montage alterné nous invite à saisir que c’est la scène de séduction qui est le vrai spectacle (la jeune élégante entre temps s’est déplacée et a changé de partenaire). La fermeture du rideau de scène mettra un terme au ballet et un nouveau travelling nous conduira directement dans l’envers du décor, dans les coulisses. Un plan américain sur Terry en costume d’orientale l’isole de la troupe pour deux raisons diégétiques : en la voyant ainsi nous saisissons qu’elle a enfin décroché un contrat de danseuse et nous recueillons avec elle une information capitale - Calvero vient d’obtenir un rôle dans le prochain spectacle -.

Ainsi, ce qui intéresse au premier chef Chaplin, ce n’est pas l’objet théâtre, ce qui se passe sur scène et que la caméra filmerait en plan fixe en privilégiant le regard unidirectionnel. L’Empire Theatre est un prétexte pour mettre en jeu toutes les ressources de l’écriture filmique qui démultiplie les points de vue et construit le spectacle là où il s’avère le plus pertinent pour la diégèse : la salle où se jouent les enjeux sociaux, les rivalités, les coulisses où se trame l’essentiel. Comme les vieux numéros de Calvero étaient désuets, le ballet oriental très peu filmé est un vain ornement. Ce souci de Chaplin de faire avant tout œuvre de cinéaste est encore plus évident dans la scène du ballet de Colombine.

Procédons à une analyse rigoureuse de cette deuxième séquence. Nous ne nous occuperons pas de celle qui mime la mort de Colombine, expliquée dans les plans précédents par le metteur en scène. Nous prenons celle qui débute précisément par le changement de décor jusqu’au triomphe de Terry dans le pas de deux avec Arlequin. Elle est, à notre sens, exemplaire de l’écriture filmique de Chaplin et de sa conception en 1952 du cinéma. Pour passer d’une séquence à l’autre, il utilise l’artifice du rideau de scène qui produit un effet de volet à partir du bord droit du cadre. Le changement d’axe de la caméra est spectaculaire : nous sommes en forte plongée sur la scène de théâtre d’un point de vue que nous pouvons situer dans les cintres. Mais nous ignorons qui voit. Nous sommes à nouveau placés en situation de spectateur omniscient et nous le serons durant toute la séquence avec des variations d’axe constantes. Cette propension au regard diffracté nous autorisera une ubiquité visuelle qui saisira l’objet théâtre dans sa globalité. La plongée sur le plateau de scène dénoue l’illusion d’optique de la séquence précédente : le décor rigide n’est en réalité qu’une série de panneaux amovibles souples que l’on sort en coulisses. Nous apercevons Colombine sur son lit déplacée vers celles-ci tandis que sont mises en place les nouvelles toiles pour le tableau suivant. L’espace se modifie sous nos yeux, les volumes changent : ainsi se constitue la petite fabrique de l’illusion théâtrale. Les machinistes et les accessoiristes s’affairent. Par rapport au spectateur nous avons un point de vue stratégique irremplaçable : nous sommes dans les ficelles de la création. Mais nous avons également une vision étrange car, d’où nous sommes nous ne pouvons visualiser encore le décor tel qu’il nous apparaîtra dans la plan suivant lorsque nous viendrons reprendre la position frontale du spectateur de théâtre. L’écriture de ce début de séquence nous donne un avantage considérable sur la constitution de nos savoirs par rapport à la notion d’espace. Le cinéma favorise une construction mentale du théâtre qui se fonde sur la combinaison des différents axes de perception.

Dans le plan suivant, on revient à une vision classique : un plan d’ensemble sur le rideau de scène et la fosse d’orchestre. A l’ouverture du rideau nous découvrons cette fois-ci le décor à plat : un paysage nocturne dans la profondeur de champ impossible à saisir dans la plongée précédente. Ce qui se déroule sur scène sera filmé frontalement avec des recours au travelling avant, au fondu enchaîné et à l’échelle des plans par rapport au danseur Arlequin pour suivre ses évolutions sur scène. Là encore, notre vision est celle d’un spectateur de cinéma, au plus près de ce que choisit la focale sans tenir compte de ce que pourrait être le regard d’un spectateur de théâtre. La composition est très soignée : Arlequin entre par le bord droit du cadre, le corps de ballet par le bord gauche. Un changement d’axe saisit le personnage de Terry arrivant dans les coulisses pour préparer son entrée en scène. C’est l’occasion pour Chaplin d’abandonner provisoirement le plateau pour s’intéresser au couple Calvero-Terry : filmé en plan américain de dos, puis de face avec des effets de zoom pour mettre en relief la crise qui éclate entre eux deux. Il a déplacé le centre d’intérêt de l’action par cette perception insolite des coulisses où le clown gifle magistralement la ballerine. Les plans ensuite alternent entre ce que peut voir la salle : les évolutions des danseurs sur scène et le propre trajet de Calvero à travers le théâtre. A nouveau le travail d’écriture est remarquable puisque Chaplin couvre un espace considérable, depuis le dessous la scène jusque dans les cintres.

Nous avons un travelling avant sur le clown à genoux cadré sous des panneaux géométriques dans un espace étriqué et clos. Le travail sur la composition des lignes qui s’enchevêtrent et qui enferment le personnage signifient son angoisse. Mais c’est un gag (« J'ai perdu un bouton ») qui le dispense d’expliquer son attitude au machiniste intrigué. On retrouve ici la vivacité de réaction du Charlot d’autrefois.

Le plan suivant nous conduit dans les cintres avec, à nouveau, un travail sur le point de vue très pensé. Nous sommes ici frappés par la méticulosité de Chaplin et son ingéniosité pour créer un univers poétique. Examinons comment s’organise la composition.

Un assez long plan séquence sur le pas de deux d’Arlequin et de la ballerine en filmage frontal (implication spectatorielle depuis la salle) favorise l’ellipse temporelle qui conduit Calvero du dessous de la scène aux cintres.

Un montage cut change radicalement l’axe de la caméra. Une forte contre-plongée depuis le plateau de scène cadre le clown entrebâillant une porte sur une passerelle et se plaçant en plan taille contre ses montants. Plan tout à fait inattendu et insolite qui appelle le suivant. Cependant il est tout à fait signifiant dans la diégèse de l’inquiétude du personnage et de son impérieux besoin de voir sans être vu et d’un endroit qui privilégie la vision intime, secrète, discrète.

Une forte plongée en caméra subjective sur la scène. Le spectateur voit ce que Calvero voit : son regard saisit le couple dansant seul (le corps de ballet est évacué du champ de vision). Un espace poétique au sens étymologique du terme est créé par une attention particulière au jeu sur la lumière. Chaplin apprivoise la plasticité de l’ombre projetée et la fluidité des gestes, laissant glisser le corps de Terry dans l’angle gauche du cadre jusqu’à ce qu’elle disparaisse. L’attitude de supplication du danseur pour qui regarde du haut des cintres, la ballerine étant occultée, prend alors tout son sens. Comme pour le spectateur qui regarde par les yeux du clown et qui quémande la fugitive et belle image enfuie du cadre. Le cinéma permet ce processus d’identification fantasmatique puisque, contrairement à la vision que l’on peut supposer au même moment du spectateur de théâtre qui, lui, voit la totalité de la scène, il montre comment nous pouvons être frustrés d’une image et ressentir, de ce fait l’angoisse de Calvero qui ignore encore si Terry ira jusqu’au bout du ballet.

Un nouveau plan d’ensemble en filmage frontal pour assister à la fin du ballet. En bande son se poursuit la musique de celui-ci pour s’achever sur ce plan et enchaîner avec les applaudissements. Ce souci de varier les angles de la perception sous-entend de la part de Chaplin une conception forte du spectateur de cinéma et non pas de théâtre. En effet, il ouvre des perspectives à la fois classiques et inattendues sachant qu’il travaille non pas dans un rapport de proximité et de présence vivante avec le spectateur (comme c’est le cas au théâtre), mais dans un rapport occulte où il s’agit de dérouter l’œil dans ses perceptions spécifiques des images mouvantes sur l’écran. Ce sont ces variations qui créent le spectacle et non pas le spectacle en lui-même.

Le montage alterné fait succéder à nouveau un plan en contre plongée sur Calvero. Son visage d’abord grave et tendu se déride soudain en un large sourire, rendant compte de sa tension intérieure. Au même moment sur la bande son on perçoit les applaudissements enthousiastes de la salle.

Le plan suivant en plongée et en caméra subjective nous découvre avec les effets d’ombre et de lumière les danseurs saluant le public. Nous assistons également à la fermeture du rideau vu d’en haut et du côté du plateau, à la sortie des artistes. La scène est alors complètement vide et apparaît en clair-obscur.

La réouverture du rideau se fait sur un changement de plan. Nous sommes revenus au filmage frontal : le corps de ballet salue, la bande son réitère les applaudissements et la fermeture du rideau favorise un effet de volet qui permet de poursuivre le montage alterné.

Dans ce plan du haut des cintres, Chaplin fait l’économie de Calvero dans la mesure où l’on sait qui regarde. Le rideau s’ouvre. Un magnifique jeu de lumières met en valeur Arlequin et Colombine saluant la foule. Comme le clown, nous assistons au triomphe d’en haut : des gerbes de fleurs sont apportées au centre de la scène, les applaudissements redoublent. Ce point de vue est lourd de signification. A notre sens, Calvero qui a donné littéralement vie à Terry durant tout le film y compris quelques minutes plus tôt par la gifle qui l’oblige à passer à l’acte de danser, occupe alors la place du créateur qui assiste à l’avènement de sa créature. Terry a pris vie sous ses yeux. Alterne alors un changement de plan : un plan large de la scène, frontal, place au centre du cadre la jeune fille au milieu des fleurs. Ainsi, Chaplin procède-t-il par ces changements d’axe, a une valorisation du personnage de la ballerine tout en reconstituant dans l’ombre le couple Terry-Calvero.

Nous revenons à une contre plongée sur le clown dont le visage est désormais rayonnant de bonheur, ce qui est rendu par une mimique et par une soudaine sortie du cadre avec fermeture de la porte derrière lui. Nous remarquons ici le soin du détail et de la composition d’ensemble chez Chaplin puisque les plans du haut des cintres avaient débuté par cette ouverture de porte.

Mais cette fois-ci nous suivons Calvero dans son déplacement jusqu’au plateau. Dans les couloirs d’abord où il saute de joie : nous percevons sur la bande son le seul bruit de ces bonds. Ensuite Chaplin travaille la composition à la fois visuelle et sonore des retrouvailles entre La ballerine et le clown.

Il fait alterner un plan américain sur Terry au milieu des artistes qui la félicitent accompagné d’un brouhaha sur la bande son et un panoramique droite/gauche sur Calvero provenant seul des coulisses. Terry échappe alors au groupe d’admirateurs et se précipite vers Calvero. La bande son détache le seul cri réitéré de La jeune fille : « Calvero » ainsi que ses larmes. Le couple est filmé en plan américain, dans les bras l’un de l’autre : le filmage est assez long, en plan fixe où l’expression du visage du clown renforce la charge émotive. La séquence s’achève sur cette image.

Par la seule étude de ces séquences, exemplaires de la maîtrise technique de Chaplin, nous pouvons affirmer que Limelight est le premier film où la construction soit aussi achevée et, par bien des aspects, novatrice par rapport aux films précédents.

« Le langage cinématographique du film est beaucoup plus riche, beaucoup plus sûr que dans les œuvres précédentes de Chaplin. Depuis le travelling du début qui nous livre le désespoir de Terry jusqu’à celui de la fin qui nous montre sa victoire, la caméra fouille les visages, les êtres, les objets avec une intensité surprenante. (…) Certains plans de la scène vue des cintres sont admirables ; par là aussi Limelight marque bien un renouvellement, un enrichissement de l’art de Chaplin. » 144

Il nous reste alors à examiner ce qui fait la force et la spécificité de ce film dans la perspective de notre recherche.

Notes
144.

P. Leprohon, op. cit., p. 363