3 - Quels questionnements à propos de Limelight ?

Si la rupture avec le persona de Charlot est belle et bien consommée d’abord parce que le film affiche fortement son appartenance au parlant, ensuite en raison de l’absence de Charlot, nous pouvons néanmoins nous interroger sur la manière dont nous le recevons au regard du processus créatif de Chaplin.

Julian Smith 145 a raison de rappeler les réminiscences des films muets. Nous voudrions souligner, pour notre part, cette idée que le cinéma était avant tout ce goût pour les images mouvantes et pour la mise en gestuelle signifiante des acteurs. Or, bien des séquences de cette réalisation sont bâties sur un montage savant de plans quasiment muets, à l’exception toutefois de la musique, véritable construction sonore et rythmique de la dramaturgie. Ainsi en est-il de la longue séquence d’ouverture, des premières scènes nocturnes où Calvero veille Terry, des moments de retour dans les rêves, du jeu de l’artiste devant une salle vide ou de son démaquillage solitaire. Le silence hante souvent les scènes de tension ou d’émotion contenue, celles des visions diffractées des ballets de Terry ou de la mort en coulisses du clown. Certes, Charlot est absent mais de quoi se nourrit la mémoire et le persona de Calvero ? Pour un aficionado des films dits de Charlot, c’est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Le rôle de l’ivrogne, le travail sur le corps, les allusions au passé soit dans les situations soit dans les attitudes voire dans la réticence à réitérer certains gags, sont autant de signes peuplant la mémoire du clown et affleurant ici et là au gré d’une situation. Le persona lui-même de l’artiste est habité de l’âme de l’autre. Cette propension à la générosité, au don sacrificiel de soi, à la grandeur d’âme c’est Charlot revisitant le vieil homme enfin capable d’aller jusqu’au bout de lui-même quitte à en mourir. C’est Charlot au-delà de City Lights réussissant enfin le pari de la dignité absolue dans une société où il a déchiré le masque. Terry, quant à elle, nous apparaît comme l’accomplissement du rêve que Charlot entretenait sur la Femme. Elle est au-delà d’Edna dans ce sens où elle se réalise totalement au travers de Calvero en osant lui avouer son amour innocent et pur.

Cependant, Limelight est avant tout une splendide réussite du cinéma parlant et signe le triomphe du réalisateur Chaplin. La parole de Calvero surpasse le mutisme de Charlot parce que le réalisateur se saisit du cinéma comme d’autres s’emparent du livre ou de la toile. Enfin il libère un Verbe qui peut être entendu de millions de gens tout en conservant aux images leurs forces primitives et marquantes. Chaplin sait désormais parfaitement allier les effets de la bande sonore et ceux de la piste visuelle. Il n’a plus besoin de Charlot comme caution et il le sait mais il continuer à jouer sur des traces invisibles qui sont les siennes propres tout en portant au plus haut degré le sens de la construction filmique. Car ce sont d’abord les images qui génèrent le sens, qui donnent vie à la diégèse et la musique et les bruits qui impulsent le rythme et sculptent la dramatisation. Or, c’est un vrai film parlant dans ce sens où ils douent physiquement les personnages de la parole en rendant leur tessiture aux voix et en donnant à entendre leur personnalité. Mais jamais il ne fait du Verbe le moteur de l’action. Chaque scène primordiale du film est d’abord à comprendre avec les yeux; ce qui se dit est toujours hors de portée de l’image. Celle-ci est plus lourde de sens, sollicite davantage notre imaginaire et veille à l’économie des mots. La mort de Calvero, muette, en coulisses, se métamorphose par un seul mouvement de caméra (un long travelling arrière puis latéral) en un élan vital et aérien qui anime Terry d’une grâce tourbillonnante indicible. La musique des « deux petits souliers de satin blanc » magnifie et poétise ce moment poignant. La parole eût été inutile et aurait brisé ce transfert visuel qui s’opère de l’un vers l’autre par l’orchestration des plans qui ouvrent le champ de vision pour aller de l’immobilité figée sous son linceul blanc à la volute neigeuse du tutu blanc, spirale sans fin de la vie qui se déploie enfin.

Chaplin aurait pu terminer sa carrière sur ce point d’orgue du film parlant qui a le caractère sacré du film muet. Mais il a voulu aller plus loin dans l’expérimentation cinématographique. Il nous reste à comprendre ce que représentent les deux derniers films dans cette ultime mise à l’épreuve de l’écriture filmique.

Notes
145.

J. Smith, op., cit, p. 128