a) La séquence consacrée au cinéma

Notre découpage se situe légèrement en amont au moment où Shahdov et son ambassadeur Jaumier déambulent dans les rues de New York. Ce choix est dicté par le fait qu’il permet une comparaison avec le monde de la rue du temps de Charlot. Le filmage cadre le roi en plan buste prisonnier de la cohue, se frayant à grand peine un passage. Son mécontentement se traduit par le fait qu’il souffle fort. Sur la bande son se mêlent également une musique typiquement américaine et des bruits stridents de sirène. A l’évidence le personnage souffre de cet espace oppressant et agressif sur le plan sonore alors que c’était la légèreté, l’aisance et la vivacité qui caractérisaient les déplacements de Charlot dans les rues. Même l’univers urbain, espace de liberté et d’aventure du temps des films muets s’est métamorphosé. La rue est devenue le lieu de la contrainte, de l’oppression, image prolongée du plan d’ouverture de Modern Times où les hommes privés de liberté étaient métaphoriquement assimilés à un troupeau de moutons !

Le raccord pour le plan suivant qui présente l’entrée d’un cinéma se fait sur le regard de Shahdov et de Jaumier. Cet espace exigu est à nouveau très cadré : une colonne délimite le bord droit du cadre, le premier plan et la profondeur de champ sont occupés par deux personnages masculins (vraisemblablement des chasseurs ou des ouvreurs). Il n’y a pas d’issue et la seule possibilité d’évasion est elle-même un cadre : le panonceau « exit ». Mais la caméra est placée à l’intérieur et filme le roi entrant, de face ; la bande son précède l’image et distille une musique de jazz enlevée. Là encore l’absence de liberté dans les déplacements est mise en évidence : Shahdov est freiné dans sa progression par le bras de l’ouvreur qui lui interdit l’entrée ; cadré serré en plan buste : il est assailli par une foule qui le presse. Le contrechamp en caméra subjective dévoile un plan d’ensemble : une grande salle de spectacle comble où le public danse sur un rythme endiablé de jazz tandis qu’un orchestre occupe la scène. Alors que quelques plans auparavant nous avons appris qu’ils allaient voir un film, nous partageons l’étonnement du roi qui découvre une sorte de gigantesque surprise partie en lieu et place d’une projection cinématographique.

‘« Il y a plus de bruit ici que dehors » s’indigne Shahdov.’ ‘« Ca se calmera au début du film » lui réplique Jaumier. ’

Un champ/contrechamp confirme l’agitation de la salle dansant le swing, l’excitation de l’orchestre et le mécontentement des deux personnages. « Tout cela est-il bien sain ? » s’interroge le roi posant un regard critique sur une foule qui est soi-disant venue pour voir un film. En creux, il semble bien que Chaplin ne reconnaisse pas le public de cinéma auquel il avait affaire et qu’il y ait une certaine amertume à constater que l’art cinématographique amorce un certain déclin. Cette impression sera renforcée par la perception de la salle avant la projection et par la séance elle-même.

Un travelling arrière suit le déplacement de Shahdov filmé de face pour regagner sa place au premier rang : le personnage fend la foule en délire et franchit l’obstacle des différents corps qui s’interposent tandis que la bande son combine un vacarme de bruits, d’applaudissements et de cris. On est décidément très loin de la légèreté des films de Charlot et de la vivacité aérienne de ce dernier. Chaplin montre ici encore cette impression de carcan qui enserre l’individu tant sur le plan visuel que sur le plan sonore. Le changement d’axe à 180 degrés en plongée accompagné d’un travelling avant accentue cette impression d’écrasement d’autant que cette fois-ci le roi enjambe des femmes étendues à terre, hystériques dont l’une lui mord le mollet. Sommes-nous encore dans le gag d’autrefois ? A l’évidence, non. Le regard et les propos de Shahdov condamnent ces attitudes et stigmatisent la bêtise de ce public qui ne semble pas être venu au cinéma.

La musique d’ouverture de la séance est en avance sur l’image. Un contrechamp dévoile un écran géant en CinémaScope dans la profondeur de champ. La prise de vue s’effectue depuis le fond de la salle en plan fixe. Sans doute Chaplin inscrit-il le foyer de la projection elle-même, à savoir un point de vue à partir de la cabine du projectionniste. Nous assistons, en adoptant le même point de vue que Shahdov, à la présentation des trois prochains spectacles : « Coming attractions ». Comme il l’avait fait par le passé, du temps du muet, où il avait rejeté une certaine forme de burlesque propre par exemple aux productions de M. Sennett (cf. première partie de la recherche), il met à l’index un certain cinéma américain en CinémaScope. La manière dont il présente ces spectacles est très révélatrice de son parti pris.

* Le premier extrait de film : « A killer with a soul »avec une ombre chinoise de gangster sur le bord gauche du cadre. D’abord, les injonctions au spectateur se succèdent : « Vous l’aimerez », « Il fera votre conquête », « Amenez la famille ».Suit un bref extrait de la scène forte, celle du meurtre raté de la femme sous d’invraisemblables coups de feu avec ces propos cocasses : « He mixed ! but don’t you miss this modern heart throb. »

Chaplin fait éclater non seulement la médiocrité des procédés publicitaires pour racoler le spectateur mais le caractère insipide d’une telle production. Est-ce un drame passionnel, un film policier ? Nul ne le sait et Chaplin ne manque pas ici de ridiculiser ce type de réalisation.

* Le deuxième extrait, toujours en CinémaScope est présenté comme « Another coming attraction » : « Man ou Woman ?» « Un film à problème ». Un plan rapprochéest fait sur une jeune femme blonde étendue sur un sofa. Aussitôt le doublage son fait problème puisque c’est une voix d’homme qui se fait entendre par la bouche de celle-ci. Le contrechamp qui suit sur l’homme inverse le processus. En outre, le commentaire publicitaire : « enfin un film adulte »ajoute au ridicule d’autant qu’une musique pompière accompagne la scène. Chaplin dénonce le mauvais goût et se moque ouvertement de ce genre de réalisation en laissant volontairement s’installer un doute. « Homme ou femme ? » : quel sens faut-il donner à cet extrait stupide et cela a-t-il un sens ou y a-t-il eu erreur grossière de postsynchronisation en inversant les voix des personnages ? (« un film à problème »). Il tourne en dérision un cinéma qui se moque de son public et qui manque décidément de maturité et de professionnalisme. Est-ce alors une façon orgueilleuse pour Chaplin de rappeler la qualité de ses propres réalisations tant sur le plan de la technique, y compris celle de la maîtrise du parlant que sur le plan du scénario et de l’art de raconter des histoires pétries d’humanité comme celles où Charlot autrefois touchait son public ?

* Le troisième et dernier extrait « Coming Friday »porte le titre de « Terror rides again ». Un plan d’ensemble sur un saloon apparaît où force coups de feu sont échangés avec des morts en séries. Puis suivant le code du genre western, on assiste au duel final entre les deux cow-boys qui se tirent copieusement l’un sur l’autre. Le contrechamp sur la salle est particulièrement comique puisque l’échange des balles renvoie à un échange dans une partie de tennis où le public tourne la tête avec la régularité d'un métronome de droite à gauche et vice versa. Dans la mécanique du mouvement Shahdov souffre d’un mal de nuque. C’est alors qu’il se lève en silence avec Jaumier et quitte la salle de cinéma. Là encore, le comportement du roi est révélateur de la critique acerbe de Chaplin à l’égard d’un certain cinéma américain.

Celui-ci n’a pas choisi au hasard ce qu’il entendait tourner en dérision : des scènes clichés des années 50 découpées pour frapper les esprits mais dénuées d’intérêt. De plus, est-ce bien un film que le roi est allé voir ? Et bien non puisqu’il a assisté à un montage de bandes annonces insipides et sottes. Présenter les salles modernes du cinéma américain de cette manière revient à le saborder ou à déplorer les orientations qu’il a choisies. Chaplin pense-t-il déjà au déclin de cet art lui qui l’a fait triompher à ses débuts ou est-ce une revanche en creux de son propre talent ?

Charles J. Maland 147 , dans son ouvrage Chaplin and American Culture, explique à quel point sur ce sujet de la critique du cinéma américain Chaplin a été unanimement décrié par la presse et combien son film a du même coup été éreinté. A titre d’exemple significatif on peut citer l’analyse de The New Republic :

‘« So long as Chaplin took black-and-white subjects (like the kind tramp versus the vicious millionaire in City Lights), his chidlike, though never childish, approach invariabily worked… It was only when he turned to a sort of half-backed philosophy that he began to bore his audience.
Now Chaplin has put that kind of comedy behind him. He is facing… a world that is too big and too confusing for him. The difference now is that it is the artist, and not the character, who is lost and helpless. » (p.23) ’

Et Felheim écrit :

‘« There are flashes of the old Charlie Chaplin, but at the center is Mr Chaplin…Unhappily he is a sadder and an older man : the real punch is gone. His dethroned king is an ironically apt image. » ’

Pour ma part, je ne partagerai pas ces analyses puisque je considère que A King in New York est un grand film où Chaplin utilise la fiction du roi en exil, chassé par son peuple, pour mieux pointer du doigt les évolutions majeures de la société américaine qui risquent de mettre en péril une certaine forme de cinéma. Comment peut-on être roi déchu à New York - car roi il le fut ici autrefois- (ou « Comment pouvait-on être Persan à Paris ? ») surtout quand on ne se prive pas de mettre en lumière avec une certaine arrogance la manière dont les Etats-Unis conduisent les individus à des formes insidieuses d’aliénation ? Si Charlot se désencadrait constamment et s’échappait du monde réel par sa fantaisie impromptue et une dépense tonique dans l’espace des possibles qu’il se créait, Shahdov se laisse surprendre et parfois séduire par les sirènes de la modernité qui tentent de l’enfermer dans leur cadre magique. Mais « tout entier voué à la Vérité » et, en cela reprenant le rôle de bouffon du pouvoir comme le Charlot redresseur de tort d’autrefois, Shahdov / Chaplin se joue des nouveaux codes pour mieux les tourner en ridicule ou en montrer l’inéluctable prégnance.

Notes
147.

Ch. J. Maland, op. cit., p 317 à 326