* Durant le repas

Nous analysons la séquence au moment où le point de focalisation se trouve être celui de la caméra dissimulée dans le miroir. Un plan taille en légère plongée (car l’objectif est placé assez haut dans le mur d’en face que nous avons vu dans les plans précédents) cadre le couple Shahdov et Ann en grande discussion intime à la table de déjeuner. Le roi parle et seuls Ann et le spectateur perçoivent le signal sonore indiquant le début du spot publicitaire. Le savoir spectatoriel est à cet instant là l’équivalent de celui de la jeune femme, ce qui nous donne une supériorité sur Shahdov pour comprendre le texte incongru qu’elle débite sur les déodorants et saisir les multiples regards caméra qu’elle adresse à l’objectif dissimulé. Cet écart dans la perception de la situation nous permet également de mesurer le comique de situation lié à la personne du roi (« Je ne vous suis pas », confie-t-il à la jeune femme) manifestant sa gêne et craignant de transpirer, parce qu’il ignore qu’il est regardé par des télespectateurs. Ses réactions privées tombent en somme, à son insu, dans le domaine public. Il devient en quelque sorte acteur malgré lui d’une publicité qu’il ne maîtrise pas.

Mais Ann pousse le jeu plus loin jusqu’à lui faire endosser un vrai rôle d’acteur pour qu’il se donne en spectacle. Le monologue d’Hamlet que Shahdov interprète en face de la caméra cachée, cadré en plan américain fixe, en forçant le trait et en ménageant les effets surtout du point de vue du volume de sa voix (on ne peut s’empêcher de songer aux discours d’Hynkel dans The Great Dictator) ne vaut pas pour lui-même mais pour les conséquences qu’il engendre. En effet, Chaplin donne à voir ce qu’est une image saisie par la télévision en direct. Alors que le roi met en scène son texte, un fondu enchaîné nous transporte dans la suite d’hôtel où Jaumier s’est endormi dans un fauteuil. La voix de Shahdov déclamant assume la continuité des plans et conduit le spectateur, grâce aux savoirs construits précédemment, à comprendre que l’ambassadeur s’est endormi devant la télévision ouverte. Un contrechamp confirme cette hypothèse : le roi apparaît dans le cadre de la télé en plan serré dans le flux ininterrompu de son discours tandis que Jaumier, lui, est filmé de dos, face à l’écran. L’alternance champ/contrechamp saisit le réveil éberlué de Jaumier qui n’en croit pas ses yeux et ajuste ses lunettes pour vérifier la Vérité de l’image. Cette insistance à montrer l’aspect médusé du personnage indique clairement les effets fascinants de la télévision sur le spectateur d’autant qu’ici il s’agit d’une transmission directe de ce qui se passe ailleurs. Le roi acquiert alors un pouvoir d’ubiquité et d’immanence jamais acquis jusque là par le cinéma.

De plus, Chaplin renforce cette impression spectatorielle en insérant des plans qui actualisent le pouvoir efficient de la télé. Ainsi en va-t-il du second fondu enchaîné sur la source originelle télévisuelle, le studio de télé et son présentateur qui précise :

‘« Vous avez entendu Hamlet par S.M.l e roi Shahdov. »et il ajoute :’ ‘« Nous rejoignons la Soirée Surprise de Ann Kay. »’

Or, le plan suivant est un plan buste de trois quarts sur le couple Ann / Shahdov dans la grande salle à manger de Mme Cromwell.

Se pose alors la question cruciale de cette séquence et qui est forcément consubstantielle à la démarche de créateur de Chaplin. Qui assume le relais de l’image ? La télévision comme semble le suggérer habilement la phrase du présentateur ou le film qui déroule son histoire ? Chaplin à l’évidence entretient la confusion puisqu’il enchaîne immédiatement avec le second signal sonore qui indique le début d’un second spot publicitaire. Les plans consacrés à la diffusion de cette publicité sur le dentifrice « Oxytone » sont agencés sur le même patron que ceux du premier spot. Et la séquence s’achève sur un fondu enchaîné dans le studio de télévision où le présentateur conclut à l’intention des téléspectateurs :

‘« Pendant ces quatre vingt dix minutes, vous avez vu le roi Shahdov à la Soirée Surprise d’Ann Kay. »’

Par cette intrication très habile de la télévision et du cinéma, par cette lucidité sur le devenir des images, je dirais même par cette mention temporelle des quatre vingt dix minutes fort proche des cent cinq minutes effectives du film, Chaplin ne pose-t-il pas déjà la question d’une forme d’art qui s’essouffle - le cinéma et ses contraintes lourdes d’écriture- tandis que s’invente une spontanéité débridée et audacieuse - la télévision et sa souplesse de réalisation - ? Mais peut-être y a-t-il encore davantage ? Cette idée que le film n’appartient plus seulement aux salles et aux grands écrans mais qu’il peut pénétrer sans rupture et sans altération majeure dans l’intimité du salon sur un petit écran. Chaplin aurait-il pressenti que les générations d’après-guerre découvriraient ses « Charlot » et son génie sur ce support révolutionnaire ? C’est en tout cas de cette manière que Shahdov découvre le pot aux roses : à son retour à l’hôtel, Jaumier lui apprend sa prestation à la télévision « Après votre refus catégorique de paraître à la télévision vous voir réciter Hamlet ! » Le roi immédiatement s’en veut : « Je suis un idiot. Ils avaient des caméras cachées ! ». Mais Chaplin montre dans les plans suivants que c’est la télévision qui lui apporte désormais la notoriété et qui fait de lui une star. « Nous vous avons vu à la télé. » lui dit-on et il signe des autographes.

Chaplin insiste d’ailleurs sur cet aspect en montrant tous les contrats publicitaires qu’on propose au roi par la suite : le collyre Juniper lui offre 5000 dollars, les fromages de la Couronne 10 000, le whisky Couronne royale 50 000 dollars. Le champ sonore est envahi par des sonneries de téléphone incessantes et des allées et venues de publicitaires. Si au début Shahdov refuse, par la suite deux choses le poussent à accepter. D’une part une remarque judicieuse de Jaumier qui renvoie à cette perception des transformations du monde des années 50 : « Le monde évolue, des valeurs changeantes. » et la ruine imminente du king. En cela il rappelle les vieux réflexes de survie de Charlot, récupérant au fond de la corbeille le chèque déchiré pour le recoller comme le tramp ramassait autrefois les mégots de cigare. En outre, faire accepter à son personnage de tourner pour les spots publicitaires engage Chaplin dans un point de vue critique sur les procédés employés et donne au film une portée documentaire inattendue.