c) La diatribe politique

Chaplin explique sa position personnelle 149  : « Des amis m’ont demandé comment j’en suis arrivé à m’attirer une pareille hostilité des Américains. Mon grand péché fut, et est toujours d’être un non-conformiste. Bien que je ne sois pas communiste, j’ai refusé de suivre le mouvement en les détestant. […] » En outre il redoute les excès de zèle  : « De pareils super-patriotes pourraient bien être des cellules capables de faire de l’Amérique un Etat fasciste. » […] « Ensuite, j’étais hostile à la Commission des activités anti-américaines  : un titre malhonnête pour commencer, assez élastique pour permettre d’étouffer la voix de tout citoyen américain dont l’opinion n’est pas celle de la majorité. »

Déjà dans les courts métrages Charlot défiait les autorités. Mais alors il luttait physiquement contre les cops, prenait la défense de plus faible que lui, tentait d’aider les plus démunis, se trouvait malgré lui en tête de manifestations ouvrières et dénonçait par son attitude ludique et réfractaire les aliénations diverses de la société. Au moment de ses premiers films parlants c’est son discours qui prend le relais pour défendre la paix civile et combattre les iniquités. Dans A King in New York, Chaplin va beaucoup plus loin. Ce n’est plus Charlot, la créature qui revendique avec la faiblesse de ses moyens physiques ou au moyen de propos embryonnaires mais bien l’homme Chaplin qui prend sa revanche sur une Amérique qui l’a inquiété et lui a interdit son territoire. L’engagement est fort et Rupert et Shahdov combattent des entités, s’attaquent idéologiquement aux problèmes. La parole est essentiellement déléguée à l’enfant qui stigmatise la société américaine et le maccarthysme tandis que Shahdov semble appelé à un rôle plus flou.

Que penser pourtant de ces longues séquences qui constituent une part importante de l’écriture du film ? Nous pouvons faire immédiatement un distinguo entre celles où l’enfant s’approprie totalement la parole (au nombre de deux) et celles où Shahdov adopte une certaine attitude critique ou provocatrice. Les premières sont particulièrement indigestes et confuses, alourdies par une didactique idéologique très approximative où les notions politiques et économiques sont vraiment sujettes à caution. Et même si l’on peut accorder à certaines répliques dans la première séquence une valeur de revanche que Chaplin est en train de prendre contre l’Amérique telles que : «  Si on ne pense pas comme eux, plus de passeport ! Sortir d’un pays c’est s’évader de prison ! Entrer dans un pays, passer par le chas d’une aiguille ! C’est un scandale ! En cet âge de l’atome et de la vitesse, nous sommes enfermés par nos passeports ! »,il n’en reste pas moins que la loghorrée verbale de Rupert (avec un jeu d’acteur maladroit parce que répétitif) tue la perception de l’image. Le filmage en plan fixe est vite pesant et Chaplin a dû sentir le risque d’une telle entreprise car il modifie progressivement le montage.

En effet, il alterne des plans sur les autres enfants de l’école en multipliant les gags comme au temps du muet (nous reviendrons sur cette idée importante dans la partie qui suit), ce qui redonne du rythme et réactive le comique de situation. La deuxième séquence est plus intéressante parce qu’elle pose directement le problème de la Commission des activités anti-américaines. C’est celle où Rupert se présente comme le neveu du roi aux trois membres de la Commission atomique. Chaplin reporte sur les propos échangés à la fois son ironie, son amertume et ses plus fortes désillusions. Il ne peut accepter d’avoir été trahi et abandonné par les Etats-Unis. Retenons quelques phrases significatives :

‘« On dirait un vrai petit Américain. Votre père veut vous donner une éducation américaine » avancent avec autosuffisance les membres de la Commission. ’

A quoi leur répond Rupert avec violence. Médusé par les paroles du gamin, l’un d’entre eux stupide et hébété est cadré avec insistance. Ce plan renforce la critique de Chaplin d’autant qu’il s’accompagne d’un échange très vif avec un autre des membres «  Mon père est venu en Amérique pour éclairer ses idées. Il rêvait du pays de la Liberté. Mais cette liberté est menacée. Des commissions enquêtent sur les pensées des gens et ceux qui ont le courage de résister perdent leur travail et crèvent de faim. Condamnés sans procès. C’est une injure à la justice qui interdit à l’Etat de priver quiconque sans procès de sa vie ou de sa liberté de parole. »

Le contrechamp sur l’un des hommes de la Commission est révélateur

‘« Ces enquêtes sont nécessaires lorsque notre sécurité est menacée.
- Avec la bombe H, il n’y a pas de sécurité !
- Vous parlez comme un communiste !
- Pas de sécurité sans coopération mondiale ;
- Si vous étiez plus âgé, j’irais vous dénoncer. »’

On ne peut être plus clair dans l’engagement politique : cette fois-ci les mots sont lâchés et renvoient directement à la propre situation de Chaplin. Il se sert donc du cinéma comme une tribune où il revendique sa liberté d’expression, lui qui s’est enfui des Etats-Unis dans la peur d’être poursuivi et d’être privé de ses droits et de ses biens. En somme Charlot était marginal par son comportement, son non-conformisme dans l’action ; Chaplin l’est par ses prises de position et par ses réalisations souvent décalées par rapport à l’époque.

Shahdov semble dévolu à cette fonction lorsqu’il se trouve confronté à des situations qui demandent d’afficher ses points de vue. Dans la séquence d’arrivée du roi sur le sol américain, Chaplin tisse un discours à l’ironie sous-jacente, un jeu d’acteur en contrepoint des propos et des plans qui cadrent celui-ci dans un protocole rigoureusement orchestré dont celui sur le contrôle de l’immigration, ce qui construit immédiatement une critique fine : 

‘« Je suis ému par cette chaleureuse hospitalité. Cette grande nation a déjà montré sa noble générosité à ceux qui cherchent refuge contre la tyrannie. »’

Toutefois la séquence la plus pertinente du film et la plus efficace est celle où Shahdov est contraint d’aller témoigner à la Commission des activités anti-américaines. Au préalable, son avocat le met en garde de ne signer aucun papier de manière à ne pas « être cité à comparaître ». Or Chaplin bâtit tous les plans sur des enchaînements fortuits de circonstances : la signature du papier de comparution au milieu des autographes, le gag du tuyau à incendie et les conséquences inattendues qui en découlent au moment de l’interrogatoire. Revenons sur le détail de quelques plans.

Ceux qui concernent la mise en place du gag dans l’ascenseur où Shahdov glisse son doigt dans l’embout du tuyau à incendie sont élaborés dans une optique de film muet : multiplication des points de vue qui montrent la situation inextricable dans laquelle se trouve le roi, musique des vieux courts métrages, impossibilité à résoudre le problème dans l’instant. Les mécanismes du rire sont mis en place et d’emblée la convocation à la Commission des activités anti-américaines est traitée sur le mode de la dérision.

Notes
149.

Ch. Chaplin, My Autobiography, éd. R. Laffont, Lausanne 1964, p. 459-460.