* Une comédie burlesque

De nombreux gags sont élaborés pour fonder un comique dynamique et pétulant. Le premier apparaît dans la séquence au Cuba-Club. Shahdov oppose au bruit et à la cacophonie du monde moderne, qui à l’évidence, empêche la communication entre les hommes une scène du cinéma muet. Il retrouve le mime pour commander son repas rappelant ainsi les vieilles scènes d’autrefois et dénonçant en creux l’inefficacité de la parole quand celle-ci est couverte par le tintamarre. Dans la scène de la salle de bain avec Ann Kay, il utilise les moyens des meilleurs slapsticks pour jouer au voyeur : le regard par effraction par le trou de la serrure, un montage des plans qui organisent la lutte attendue avec son ambassadeur pour avoir la primeur du regard, Shadhov / Charlot gagnant la partie. Comme autrefois, il traduit ses émotions par des actions disproportionnées : sa chute tout habillé dans la baignoire de la belle, sa précipitation à séduire en accumulant les maladresses. Il n’a rien perdu de la verdeur de Charlot. Ainsi en va-t-il de la scène magnifique où emporté par le coup de foudre qu’il vient d’éprouver pour la jeune Ann, il s’élance en dansant dans l’espace de sa salle de bains. Il danse avec la même élégance que dans Sunnysidesur une musique fort proche de celles qui étaient jouées sur le piano des salles des années du muet. son élan virevoltant l’entraîne comme autrefois dans une chute spectaculaire, ici tout habillé dans sa baignoire (comme dans Pay Day, mais pour d’autres raisons.).

Au cours du dîner chez Mrs Cromwell, Shahdov ne cesse de faire allusion dans ses comportements à Charlot. D’abord, l’art de mimer systématiquement les situations qu’il ne comprend pas au moment de la diffusion des spots publicitaires de Ann Kay), ce qui fait de lui un personnage résolument comique. Ensuite lorsqu’il accepte de jouer Hamlet, il renoue avec la dérision de jadis, se moquant des drames historiques et cassant son propre récitatif tragique. Par exemple, par un gros plan cadrant sa main qui plonge dans une assiette de purée ou par ses écarts de ton provoquant la panique des domestiques et la chute fracassante des plats. Enfin quand il illustre la publicité du dentifrice en prenant à table Mrs Cromwell comme patiente, lui coinçant la bouche avec les ustensiles qui se trouvent sur la table. On songe évidemment à Laughing Gas (1914) où Charlot apprenti dentiste se divertissait aux dépends des clients.

Nous avons précédemment mentionné les réflexes de survie du king évoquant ceux du Charlot pauvre et aux abois. Récupérer le chèque de Mrs Cromwell quand il ne lui reste plus que quelques dollars en poche ou accepter les contrats juteux de la publicité rappellent ce sens de l’opportunité qu’avait Charlot, cette aptitude à être du côté de la vie et à ne jamais se laisser abattre. Il y a chez Shahdov cet appétit de vivre, cette énergie, ce sens de la dépense physique qui étaient la caractéristique de Charlot. Son pacte avec la modernité se déroule sur le mode ludique comme autrefois. Il réalise à sa mode les spots publicitaires et l’avatar de la chirurgie esthétique est une autre façon de revendiquer son identité de clown, même vieilli (Calvero n’a pas joué à visage découvert pour rien dans le précédent film ; à quoi bon tricher aujourd’hui ?). Si l’on se réfère justement à la scène du cabaret où il se trouve en compagnie d’Ann, elle est construite pour redonner sa vraie dimension, son authenticité au personnage. Au début de la séquence, Shahdov est figé voire paralysé par son opération esthétique. Mais il fait de ce handicap provisoire la source même de son comique, prouvant par là que l’on ne pourra jamais condamner au sérieux celui par qui le rire arrive. Or, que choisit-il pour débrider non seulement au sens propre son visage rendu sinistre, condamné à boire à la paille et à l’interdiction de rire, mais aussi pour débrider les tensions de la scène ? Certains critiques lui ont reproché de ressortir un vieux numéro comique irrecevable dans un cabaret des années 50. Cela n’a aucune importance pour Chaplin. Ce n’est pas pour cela que le numéro de tartes à la crème est retenu et qui évoque évidemment les plus vieux slapsticks des premiers films muets (comme Work1915 , par exemple). Face à la stupidité d’un monde qui prive l’individu de sa propre image, il veut activer le rire dans sa forme la plus primitive, celle qui communique l’hilarité immédiate, celle tout simplement qui a d’abord des effets physiques sur l’individu. Chaplin ne veut pas en somme se priver de cette innocence là, la première forme sans doute que les enfants connaissent. Charlot est là, qui guette le moment où l’enveloppe artificielle de Shahdov craquera, comme symbolique de ce qui guinde l’homme dans le social. Par le jeu du champ/contrechamp le spectateur participe à cette libération du roi qui retrouve, par le rire, son expression originelle. Finalement il éclate de rire et dit à Ann : « Ca s’est décousu ! » C’est une autre façon pour Shahdov comme pour Charlot de refuser les aliénations de la modernité.

Remarquable à cet égard et dans la pure lignée charlotienne le gag filé qu’il met en œuvre pour montrer également comment on peut échapper de façon ludique aux inquisitions qui assaillent l’individu. Il débute à l’hôtel où, comme par le passé, la créature, ici Shahdov se sent traqué. Des plans de slapsticks se succèdent sur un rythme effréné. On retrouve alors chez le roi cette propension à l’énergie et à l’art du déplacement qui étaient l’apanage de Charlot. Alors qu’il se sent poursuivi par un homme aux lunettes noires, il se précipite vers l’ascenseur pour finalement s’élancer vers l’escalier. S’engage comme au bon vieux temps une course poursuite endiablée avec les face à face imprévus, les tours dans la porte à tambour avec la chute désopilante : l’homme menaçant n’est qu’un modeste chasseur d’autographe ! En revanche, c’est au moment où il s’y attend le moins, comme Charlot qui se heurtait inopinément au flic, qu’il signe au milieu des admirateurs sa citation à comparaître. Chaplin a su préserver cette naïveté et cette fraîcheur pour montrer qu’en dépit du temps passé et de sa vieillesse, le king garde ses réactions bon enfant face à un monde cruel par rapport auquel, une fois de plus, il se sent décalé. Comment ne pas songer à Charlot ?

C’est encore plus évident dans la séquence de l’ascenseur où plan après plan- Chaplin travaille constamment sur les changements d’axe de la caméra et les variations de points de vue- Shahdov s’empêtre de plus en plus dans la lance à incendie. Splendide saucissonage du roi déchu qui triomphe ici dans l’art de faire rire ! Comme dans les films muets la tuyau des pompiers sera utilisé à d’autres fins qu’utilitaires. Son transport incongru à la Commission des activités anti-américaines est une insolente métaphore : son jet puissant qui arrose les inquisiteurs, les débarbouille, est une manière expéditive et efficace de nettoyer l’Amérique de ce qui la salit politiquement. La parole ne vaut rien contre un pouvoir qui vous écrase et vous ôte la liberté d’expression. Le King / Charlot sait une fois de plus que seul l’absurde a raison de l’imbécillité et que le rire reste une arme sûre pour asséner la plus virulente des critiques. De ce point de vue je ne partage pas du tout la position de P. Leprohon 150 qui ne voit dans ces retours aux gags « des effets comiques […] lourds, insistants et hors de propos. »

En outre, il me semble que Chaplin suggère bien que, dans un univers qui se voudra uniquement régi par la parole castratrice et conforme, par la lourdeur institutionnelle et l’absence de fantaisie, le rire même le plus primitif aura toujours la part belle et salvatrice. Ainsi lorsque Shahdov se rend à l’école, on peut se demander si Charlot n’est pas passé dans ces gamins espiègles qui passent le plus clair de leur temps à faire des niches et à se détourner de leurs activités. L’esprit d’enfance n’est-il pas dans cette facilité à se rire de tout ? Les enfants lancent des boulettes comme Charlot tirait les barbes des messieurs sérieux.

On peut, comme d’aucuns, trouver ces ressources simples et loin de la modernité. Pour ma part, je pense que Chaplin a fondamentalement compris les mécanismes du burlesque et qu’ils seront toujours opératoires au sein même de la sophistication. C’est précisément ce qui fait la force et la particularité de A King in New York que je considère comme un grand film. Presque au bout du cheminement cinématographique de Chaplin, il possède cette lucidité sur l’avenir du cinéma qui devra inévitablement composer avec la télévision et les enjeux de l’industrie moderne. Car le cinéma est un art industriel qui nécessite beaucoup d’argent. Mais il pose aussi un regard ambigu sur la modernité où le king est à mi-chemin entre les séductions des temps modernes et la nostalgie des origines. Shahdov est dans cette réalisation à l’épreuve de sa propre image mais à aucun moment il n’est l’ombre de lui-même. Et, à ce titre, il ne fait l’économie de rien : ni de ses engagements, ni de ses conceptions artistiques, ni de Charlot.

Et il sait fondamentalement qu’il signifie là un cinéma qui n’aura plus cours : le goût des années 50 se situe ailleurs. Il sait aussi qu’il est fini sur la place mondiale. Le mot qui clôt le film : « Finis » et non « The end » est à cet égard symbolique. En latin, ce terme signifie d’abord « la limite », ensuite «  le degré suprême », «le sommet », voire « le but » de toute entreprise. A King in New York est certainement porteur des limites de son écriture cinématographique dont Chaplin fait l’épreuve mais aussi de la conscience douloureuse que le but est atteint, qu’il n’y a sans doute plus rien à écrire. Les derniers propos échangés avec Ann Kay sont eux aussi révélateurs de cette réalité.

‘« Pourquoi ne restez-vous pas ? demande Ann à Shahdov.
- Tout est trop fou ici.
- Ne jugez pas sur aujourd’hui. Ce n’est qu’un moment. Ce sera bientôt passé.
- Sans doute mais j’attendrai en Europe.
- Mais vous êtes l’homme le plus populaire d’Amérique.
- C’est tout vu. Je retourne en Europe. »’

Si le roi veut revenir en Europe c’est qu’il n’ignore pas le sens de l’histoire et de ses évolutions. Au début du film, il a perdu son trône pour avoir fait fi des changements de mentalités. Le cinéma n’a plus besoin de lui et la sagesse lui conseille de mettre un terme à une aventure de presque un demi-siècle. Le dernier plan du film est lourd de sens : le point de vue en plongée sur cet avion qui survole New York en emportant le roi sans aucun commentaire mais accompagné d’une musique de finale de cérémonie renvoie à un regard omniscient et froid. Celui d’un Olympe qui regarde le spectacle du monde avec l’indifférence des Dieux qui ont cessé d’être adulés. Shahdov est désormais cette ombre discrète qui survole le ciel américain : il a rejoint l’Olympe des dieux déchus ou détrônés par le Siècle.

La carrière de Chaplin aurait pu s’arrêter là mais, dix ans plus tard et pour la dernière fois il réalise A Countess from Hong Kong (1967). Quelle place ce film peut-il occuper dans notre questionnement sur la place de Charlot ?

Notes
150.

P. Leprohon, op. cit., p.366 à 370