* Le pacte de lecture avec le spectateur

Il est établi d’emblée suivant un protocole cinématographique particulièrement pertinent et donne au film son genre. Il est évident que si le spectateur refuse ce code initial, il ne peut ni saisir ni adhérer au point de vue voulu par son réalisateur (une bonne part des sévères critiques adressées au film au moment de sa sortie me paraissent relever d’un refus de signer au départ un certain pacte de lecture.) Examinons ce protocole.

Le « prégénérique » propose des images de ce qui pourrait être des rues de Hong Kong sur fond de musique chinoise appropriée avec l’inévitable bastringue pour marins où l’on s’offre, pour cinq dollars, un ticket de danse avec des comtesses russes. En 1933 déjà Malraux, dans La Condition humaine, évoquait ces claques chinois, rendez-vous des émigrés européens, où des personnages comme Clappique venait jouer leur destin.

Mais ce sujet là ne sera pas traité : la surimpression du générique sur les dernières images du dancing et la fermeture au noir inscrivent une rupture radicale avec ce qui suit. D’abord, un plan large extérieur présente un gros navire à quai dans un paysage portuaire désert. Un deuxième plan offre la vue d’une grande coursive parcourue par un personnage, un troisième le voit déambuler dans les espaces luxueux du navire, le quatrième enfin le filme franchissant la porte d’une spacieuse cabine. Quasiment la totalité du film, à l’exception des plans de fin, se déroulera à huis clos dans cet espace très circonscrit. A l’intérieur de la cabine, les premiers plans précisent le pacte de lecture et l’instaurent définitivement. Harvey, le personnage venu de l’extérieur, se saisit d’une paire de jumelles. Il est cadré en plan taille face au hublot, seule ouverture sur Hong Kong. Il regarde et commente : « Hong Kong ! tu te rends compte ? Je vois un chinois. » (…) « Regarde-moi ça, serrés comme des sardines. ».

Or, le spectateur est interdit de regard vers l’extérieur et le commentaire de Harvey est comique et d’une banalité renversante. Le propos de Chaplin est donc clair : ce n’est pas un film sur Hong Kong, ce n’est pas non plus un récit de voyage ni une histoire de relations entre la ville et le navire. L’espace du film sera le lieu privé de la cabine du milliardaire Ogden Mears dont il occupe le centre, bien calé dans son fauteuil, dès son apparition à l’écran. Le spectateur accepte donc ou non d’assister sur le mode du dépouillement et de l’économie de moyens à une comédie loufoque qui ne peut tirer ses effets burlesques que du choix du cadre restreint et quasi claustrophobe de la cabine (on se souvient par exemple de l’importance du jeu des portes, des cloisons, des cachettes de toutes sortes dans les courts métrages muets.) C’est l’acceptation de ce pacte de lecture qui permet au spectateur de se couler dans les lois du genre et de comprendre qu’en dépit de la couleur et du CinémaScope - tant décrié dans le film précédent par Shahdov - et malgré l’absence de Chaplin lui-même (deux très brèves apparitions comme steward) le burlesque est à l’œuvre, fondé sur la longue pratique du réalisateur.