* « Le péché de répétition »

Cette expression empruntée à A. Bazin pour qualifier Charlot nous semble parfaitement appropriée à ce que nous voulons démontrer à propos de La Comtesse de Hong Kong. Tout d’abord l’introduction de la comtesse Natascha Alexandrov dans l’univers clos d’Ogden Mears l’apparente immédiatement au personnage de Charlot pour diverses raisons. Mais Chaplin opère de manière fine et allusive. Comme dans le film The Immigrant (1917), elle est une exilée à Hong Kong, sans ressources et elle va tenter l’aventure d’un nouvel exil vers les Etats-Unis en quête d’espoir et de vie meilleure. A l’image de The Kid (1921), très jeune elle s’est retrouvée, abandonnée à la rue, menant une vie triste et errante avant d’être recueillie par un homme mûr qui passait pour un gangster. Mais c’est le premier dialogue en tête-à-tête avec Ogden qui est de loin le plus révélateur de son appartenance au monde charlotien.

‘« Vous n’êtes pas loquace , lui dit Ogden
- C’est vrai ? Excusez-moi.
- J’aime les gens tranquilles.
- Ils sont malins ou bêtes.
- Vous faites partie des premiers. »’

Quasiment muette dans ses premières relations avec le milliardaire, elle se montre aussitôt, comme il l’avait suggéré, pleine de ressources sur le plan de l’action, d’expédients de toutes sortes, rusée et obstinée dans ce qu’elle entreprend. Nous en avons une éclatante démonstration dans la façon dont se noue la situation comique. Elle s’immisce dans la vie d’Ogden sur le mode hérité de Charlot, en saisissant les opportunités, en jouant sur la plasticité du hasard et en provoquant les effets de surprise tant pour les protagonistes du film que pour le spectateur. Quant à Chaplin, il bâtit la situation cocasse qui facilitera le jeu burlesque. Ainsi, alors que le milliardaire se réveille vaseux de la nuit passée au cabaret, les plans s’enchaînent de manière à fragiliser le personnage. Harvey lui annonce que le navire est au large depuis « deux heures » ; Ogden enfermé dans son monde –l’espace luxueux de la cabine- désire prendre un bain. Il se montre alors en chaussettes et caleçon, un peignoir négligemment noué autour de la taille. Perçu dans son intimité qui le dépouille de son aura de magnat du pétrole, il sera d’autant plus saisi par l’apparition de Natascha dans son placard à vêtements. Elle jaillit de cette cachette comme le Charlot de jadis, à l’improviste, toujours avec le charme désarmant de l’innocence et l’imploration ingénue de l’instant. Ce face à face imprévu et grotesque renvoie à l’univers de la farce, celle qui se bâtit dans la fulgurance de l’invention abrupte mais qui se fonde toujours chez Chaplin sur une forme de désespérance universelle. La femme du placard est un « pauvre hère » certes, mais énergique et prête à tout pour combattre les « incommodités de l’existence ». Le corps, par son omniprésence et sa pétulance physique, vient défier le destin, aussi puissant soit-il, pour venir à bout « des petites misères ».

Or, cette obstination dans la lutte, passe comme dans les films muets, par « le péché de répétition ». Et il est à l’œuvre dès l’intrusion de Natascha dans la cabine puisqu’il lui faut se cacher de tous en tant que passagère clandestine, sans papiers. Dès lors nous aurons un jeu constant de coups de sonnettes, d’ouverture et de fermeture de portes impossible à réaliser si nous n’étions pas dans l’espace clos de la cabine, dans ce microcosme protégé et refermé sur lui-même qui redoute ce qui vient de l’extérieur. Le jeu comique tiendra dans cette nécessité du cache-cache des personnages, dans ses « running gag » comme au temps du muet, incessantes courses poursuites vécues en boucle entre le salon, la chambre, la salle de bain d’Ogden et tout ce qui peut servir de cachette dans la cabine. De ce point de vue, le jeu de Natascha correspond bien à ce que dit Bazin de la répétition : « Contracter très vite une sorte de crampe mécanique, une habitude superficielle où s’évanouit la conscience de la cause initiale du mouvement. »En effet, durant une grande partie du film, elle agit aux stimuli sonores des portes par réflexe conditionné et, se précipiter pour disparaître aux yeux de l’intrus relève de l’automatisme.

L’instinct de conservation pousse Natascha à cette constance dans le comportement de fuite comme jadis Charlot. Nous retrouvons même une figure que Chaplin affectionnait particulièrement au temps du muet et qui était une caractéristique de son persona : celle où deux personnages dont Charlot se poursuivaient inlassablement sans que ce dernier parvînt à enrayer la mécanique et où il finissait par être attrapé. C’est la séquence du pyjama où Ogden ordonne à Natascha de l’enlever. Une course échevelé s’ensuit à travers la cabine avec une chute cocasse : elle finit par être saisie par lui mais c’est la manche trop longue qu’il arrache et qui lui reste dans les mains alors que la sonnette retentit et qu’une cohorte de journalistes fort distingués franchit la porte de sa cabine pour une interview. Le burlesque est à son comble : Natascha reste avec une défroque de pyjama dépenaillé, Ogden en porte l’emblème à la main alors qu’il est face aux journalistes et qu’il est lui-même en peignoir de bain et le cheveu en bataille. Chaplin redonne ici au slapstick sa portée comique et une valeur de contrepoint décapant dans un monde guindé, mondain et qui se prend décidément trop au sérieux !