* La Comtesse, un nouveau Charlot au miroir

Natascha, la pulpeuse comtesse à l’élégante robe blanche, devient un avatar de Charlot dès qu’elle endosse ce rôle de marginale, de passagère illicite. De la métamorphose physique se dégage une sorte de mimétisme troublant et émouvant. Alors qu’elle est face à son miroir et cadrée de dos dans sa robe du soir, un simple fondu enchaîné nous la présente dans le plan suivant dans un trop large pyjama jaune. Elle se retourne, face à la caméra, debout, et c’est un Charlot féminin qui flotte dans son costume et qui adopte sa dégaine en se déplaçant dans l’espace réduit de la chambre. Mais le mimétisme va plus loin : dans les allées et venues qui suivent où elle désire laisser son lit à Ogden, on retrouve en elle cette manière de se coucher qu’avait Charlot lorsqu’il se jetait sur une méchante paillasse. Dans l’obstination qu’elle développe à vouloir s’allonger sur ce sofa et la répétition de cette scène il y a également ce rappel du petit homme têtu que rien ni personne ne décourage. De même qu’elle déploiera toutes les ressources en son pouvoir pour obtenir ce qu’elle veut depuis le début : un passeport pour entrer aux Etats-Unis. Comme Charlot, elle aura toutes les audaces et mettra son énergie au service de son idéal.

Une autre scène burlesque évoque également les gags du déguisement. Lorsque Ogden lui achète des vêtements à la boutique du navire, tout est encore trop large pour elle ! L’énorme soutien-gorge qu’elle prend un malin plaisir à accrocher dans le dos, l’immense jupe verte et le vaste corsage. Seul le panama à ruban noir est ridiculement petit, suggérant alors l’étroitesse du melon de Charlot. Dans ce clin d’œil au costume du tramp d’autrefois nous voyons une Natascha qui, comme lui, préfère s’esclaffer pour défier le mauvais sort.

D’autres détails si discrets soient ils l’évoquent aussi avec tendresse : la comtesse respirant le bouquet de fleurs au petit matin, son plaisir devant le copieux petit déjeuner et sa délectation à consommer, son art de la mimique devant les situations saugrenues. Le plongeon magistral dans la mer est dans la lignée des évasions audacieuses : cet élan vers l’ailleurs est une nique de plus au destin qui voulait brimer l’être libre. Et dans cette sauvageonne échouée sur la plage et qui grimpe dans l’arrière d’un camion qui passe, il y a quelque chose de la gamine effrontée de Modern Times , l’alter ego de Charlot. Alors, au fond vers quelle écriture tend Chaplin dans ce film qui fut si critiqué en son temps ?