c) La Comtesse de Hong Kong ou l’alliance secrète et indéfectible de Charlot / Chaplin

Pour ce dernier point, nous voudrions reprendre une critique que rapporte Claude Beylie dans L’Avant-scène. Il s’agit d’un éloge du film paru dans Objectif, une revue canadienne indépendante :

‘« Poignante et exemplaire méditation sur le destin, l’art, la modernité, la singularité de Chaplin. A la limite parfois de l’autocritique la plus implacable. Qui n’aime pas A Countess from Hong Kong prouve n’avoir jamais ressenti de Charlot que le plus superficiel...A Countess : tout Chaplin tel qu’en lui-même le livre un dépouillement extrême, son entité enfin découverte, sa vie et son image enfin dépassées. »’

Il est en effet dans ce film un dépassement que nous voudrions expliquer avant de clore ce dernier chapitre. Quasiment dix ans se sont écoulés avant que Chaplin ne réalise ce quatre vingtième film et cette maturation donne à l’ultime production de l’œuvre un sens particulier. Contrairement à ce que beaucoup ont pu penser, nous ne croyons pas que A Countess from Hong Kong soit à rapprocher deA Woman of Paris (1923). D’aucuns se sont fondés sur l’absence de Chaplin dans cette réalisation-ci comme dans celle-là. Ceci paraît bien mince et la démarche de 1923 où il doit prouver qu’il sait faire du cinéma sans avoir recours à son personnage de Charlot n’est en rien comparable à celle de 1967 où sa réputation n’est plus à faire quelles que soient les critiques qui aient pu juger son film de 1957.

Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de cette œuvre et la valeur de son écriture ? Le travail du réalisateur a consisté à faire du Chaplin ce qui explique ses choix cinématographiques. Il le dit lui-même : « Mettre des personnages absolument authentiques dans des situations irréelles et incohérentes ». Ainsi en est-il de la comtesse déchue, qui émigre pour un mieux être et d’un magnat du pétrole en quête de bonheur. La situation, elle, relève du pur comique : un huis clos sur un navire en haute mer où, solitaires les destins s’entrechoquent. La caution du personnage mythique de jadis n’est plus nécessaire pour aborder et résoudre les contradictions de la condition humaine. Les personnages sauront porter à eux seuls le poids du destin, le défier et faire entendre la philosophie et la sensibilité chapliniennes. C’est cela ressentir Charlot en profondeur parce que Chaplin a su le rendre éminemment présent dans l’absence. Comment se fonde, au terme de ce cheminement cinématographique, cette alliance secrète et indéfectible de la créature et de son créateur ?

Pour un amateur de Chaplin, il ne fait aucun doute que A Countess from Hong Kong inscrit en creux, par petites touches discrètes mais pertinentes, une multitude de traits qui appartiennent aux films d’autrefois, de 1914 à 1957. La musique, qu’il a composée une fois de plus, prolonge également celle des longs métrages, par son infinie douceur et sa tendresse enveloppante (comment ne pas songer parfois à Limelight ?) En outre, la créature est présente non seulement comme nous l’avons montré précédemment mais encore elle imprègne la mentalité des personnages de sa force et de sa grandeur d’âme. Natascha allie en elle mélancolie et appétit de vivre, générosité et tendresse contenue. Comme Charlot, elle se définit par et dans l’instant parce que l’éphémère pour elle est déjà un bénéfice sur le destin : « Un instant, c’est tout ce que nous pouvons demander », explique-t-elle à Ogden pour lui définir le bonheur. Toutefois les tête-à-tête sont plus aboutis et pour la première fois peut-être laissent davantage à espérer de la relation qui se noue bien que nous y sentions cette fragilité charlotienne et cette sensibilité exacerbée. Quant à Chaplin sa présence tutélaire domine tout le film alors qu’il n’apparaît pudiquement que dans de plans fort discrets. Il ose afficher en 1967 ce qu’il a toujours préféré : le jeu des comédiens, leurs relations à l’espace et aux autres, l’expression de leurs désirs et de leur liberté. C’est pourquoi ce film, comme au temps du muet, est pauvre en mouvements d’appareil et qu’il sacrifie bien peu aux techniques de l’époque. Dans ce sens, le huis clos a valeur de dépouillement, d’épure.

« Je préfère être heureux » révèle enfin Ogden Mears. Ce choix ultime de l’intimité plutôt que celui de la poursuite d’une carrière c’est celui qu’a fait Chaplin lui-même. Cet hommage au bonheur enfin trouvé unit finalement l’écriture cinématographique d’un long cheminement artistique et la vie de l’homme comblé au Manoir du Ban auprès d’Oona.

‘« Au milieu d’un tel bonheur, je m’assieds parfois sur notre terrasse au coucher du soleil et je contemple la vaste étendue de pelouse verte et le lac au loin, et par-delà le lac la présence rassurante des montagnes, et je reste là, sans penser à rien, à savourer leur magnifique sérénité. » 154
Notes
154.

Ch. Chaplin, My Autobiography.