CONCLUSION

Bien des auteurs, de littérature ou de cinéma, ont souvent engagé leur œuvre par un art poétique, définissant ainsi les préceptes et les règles de leur création. Chaplin, qui a longtemps sacrifié à l’improvisation et redouté les affres de l’invention parce qu’il craignait par-dessus tout la médiocrité, élabore son art poétique sur quatre-vingts films par ses recherches incessantes sur l’écriture cinématographique. Ainsi, nous ne pouvons le comprendre et le définir que lorsqu’il achève le dernier film A Countess from Hong Kong en 1967.

C’est pourquoi nous partageons l’analyse que M. Chion 155 avance, certes à propos de City Lights :

‘« Partant de ce point de vue, que dans l’évolution créatrice d’un artiste une œuvre tire son sens, non de celles qui la précèdent et dont elle ne serait que la conséquence, plus ou moins en retrait ou en progression, que de celles qui la suivent et qui peu à peu lui donnent rétroactivement un sens plus plein et plus riche – partant de cela, il nous faut voir Les Lumières de la ville dans l’éclairage , c’est le cas de le dire, de Limelight , comme découlant de ce dernier. »’

Il faut en effet avoir largement scruté l’œuvre de 1914 à 1967 pour, rétrospectivement essayer de comprendre ce qui a fait l’objet de cette thèse : « Charlot au cœur de l’écriture cinématographique de Chaplin ». A quelles conclusions partielles sommes-nous justement parvenus pour saisir finalement ce qui fait les lignes de force de l’art poétique de Chaplin ?

Le vertigineux flash back sur l’œuvre cinématographique de Chaplin de 1967 à 1914 impose un premier constat. En effet, de 1914 à 1940 soit vingt six ans de sa carrière de réalisateur et soixante treize films, et compte tenu de l’exception en 1923 de A Woman of Paris, Charlot est constamment présent dans la création chaplinienne. Cette permanence de la figure du tramp et le fait même que, après 1940, seuls quatre films seront exempts de Charlot, suffiraient à justifier le choix du libellé de nos travaux et autoriseraient à s’insurger contre toute une critique qui a reproché à Chaplin une notoriété de cinéaste fondée sur cette silhouette emblématique de l’errant. Mais si Charlot s’impose d’abord comme fondement de l’esthétique chaplinienne, pour être le fruit des recherches personnelles de Chaplin qui lui ont radicalement ouvert les voies de la réussite, il précipite néanmoins le processus créatif et rend l’écriture impérieuse, tenue à éprouver les nouvelles techniques du cinématographe. En bousculant les codes obligés du burlesque américain, il contraint à l’abandon des stéréotypes en multipliant ses rôles, en traversant les différentes couches sociales et en enrichissant d’une dimension tragique ce nouveau héros comique des temps modernes. En développant la problématique du double ou du sosie, Chaplin modifie l’implication spectatorielle classique des courts métrages muets burlesques et conduit le spectateur à modifier ses attentes et à s’efforcer de lever les ambiguïtés et les confusions.

Ainsi, l’écriture se complexifie-t-elle dans la mesure surtout où l’on assiste à une fusion de la forme et du fond. Longtemps la critique a débattu pour savoir qui de Charlot ou du cinéaste Chaplin l’emportait, sacrifiant d’ailleurs presque toujours celui-ci à celui-là. Pour nous, il est clair que les films témoignent de l’intrication subtile maintes fois pensée et repensée par le cinéaste à l’œuvre. Si Charlot constitue, par la conception même de son personnage et de ses rôles le fond de l’écriture cinématographique de Chaplin, en est le cœur, la caméra et les techniques afférentes le servent. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu’en retour, celle-ci le modèle, le façonne, le construit par ses prises de vue insolites, la multiplication de ses plans. Le montage, à son tour, n’en finit pas de chorégraphier les allures charlotesques et instaure des symboliques dans l’orchestration des plans (ouverture et fermeture des espaces, lignes de force dans le cadre, utilisation ingénieuse du champ et du hors-champ etc.) Le cinéma, univers de l’illusion et des illusionnistes ouvre à sa créature un champ poétique inespéré s’il eût été un simple comique de music hall.

Mieux un persona proprement filmique s’impose : Charlot devient un référent sociologique et un type cinématographique dans l’imaginaire collectif. Cette figure construite par et pour le cinéma, Chaplin en fait un personnage a-temporel, pétri de fantaisie et de folie, littéralement cinématographique parce que purement kinesthésique. L’écriture chaplinienne le conçoit dans une métamorphose du réel, déjouant les lois de la pesanteur suivant des combinaisons techniques hardies. Chaplin durant la période muette s’ingénie à développer les mouvement d’appareil en associant étroitement la musique et les bruitages voire l’irruption des cartons pour faciliter la circulation de son persona, croiser ses trajectoires dans le champ, favoriser les ouvertures dynamiques en direction du hors-champ, associant dans un même espace les lignes de fuite et les entrelacs du labyrinthe. Si, en outre, l’esthétique chapelinienne relève de la figure charlotesque c’est que Chaplin est hanté par la question du savoir faire rire. Et s’il est convaincu, dès le début que « Pour réussir au cinéma, la pantomime est le premier savoir que doit posséder un acteur  », il ne s’en teint pas là mais il tisse savamment les compétences de l’acteur et celles du réalisateur, peaufinant les scénarii et les techniques. La pertinence des gags et la recherche en matière de composition filmique ne se comprennent vraiment que rétrospectivement. Remonter le cours de la création chaplinienne de 1967 à 1914, c’est comprendre que le travail cinématographique de Chaplin est un puissant travail de la mémoire et un questionnement permanent sur la pérennité du rire, Charlot présent ou non étant constamment le pivot de la diégèse dans un formidable défi lancé au temps.

Or, si Chaplin a tiré sa puissance filmique durant la période dite muette de l’impuissance technique à reproduire la parole, valorisant par là-même un Charlot échappant à l’usure du temps, l’arrivée du parlant en 1927 le traumatise parce qu’elle repose la douloureuse question de l’efficacité du rire et de la pantomime. Jusqu’au parlant, en effet, la place de Charlot ne fait pas problème au sein de l’écriture cinématographique de Chaplin, voire elle lui est consubstantielle. C’est pourquoi la réalisation de City Lights, le 6 février 1931est un véritable défi. Il a un besoin absolu d’affirmer un art qui a pourtant fait largement ses preuves spectatorielles et créatrices et une insolente audace pour prouver que Charlot peut faire encore vibrer les foules sans prononcer un seul son. L’éclatant succès du film qui renforce la figure centrale de Charlot ne doit pas occulter le remarquable travail du cinéaste particulièrement soucieux d’adopter les nouvelles techniques en vigueur dans le cinéma américain (la pellicule panchromatique, le 24 images seconde, la multiplication des mouvements d’appareil rendus nécessaires par l’apparition de « talkies » etc.) En somme, Chaplin ne cesse de penser Charlot et cinéma conjointement usant sans doute de son charme en tant que star et de son génie en tant que réalisateur pour avancer masqué, transformant dans l’ombre le burlesque, jaloux de ses idées et soucieux de ne rien dévoiler pour mieux surprendre. Sa marginalité comme acteur et comme créateur, ses conceptions décalées du cinéma sont sans aucun doute un moyen d’échapper au phénomène de mode donc de concurrence et d’affirmer un style atypique au risque de se perdre. Mais l’attente volontaire et perspicace est souvent le signe avant-coureur de l’éclosion d’un grand film.

Modern Times et The Great Dictator procèdent à des transformations radicales. Si le machinisme industriel grandit le persona de Charlot et étoffe considérablement la maîtrise technique de Chaplin, la mort ontologique du tramp s’accomplit sous nos yeux. Mais à y bien regarder, il n’en finira pas de mourir parce que le cinéaste pense son œuvre dans son évolution et ses mutations et tente malgré tout une timide aventure du parlant avec Charlot lui-même. La chanson de Titine, métaphorique de la posture de Charlot devant le parlant est une gageure. L’épreuve de la parole est en effet une manière de le confronter aux nouvelles techniques et de lui faire prendre le risque de la voix. La réflexion que mène alors Chaplin sur le cinéma et sur la pérennité de son persona, emblématique de son œuvre depuis vingt six ans, se renforce dans The Great Dictatorqui marque définitivement l’entrée dans le parlant. Le problème de l’amnésie du petit barbier juif renvoie à cette idée fondamentale que Charlot a perdu la mémoire de Charlot, c’est-à-dire celle du tramp porteur du programme narratif du muet. En outre une série d’indices signifiants (embourgeoisement du petit homme, insertion dans une communauté, conscience du temps historique, perte du rire etc.) et l’appropriation de la force du Verbe qui curieusement fonde désormais des situations burlesques écarte la figure originelle du tramp. Si Chaplin prend le relais du moins en ce qui concerne sa relation à la parole, indiquant, comme à la fin du film que son art conjuguera désormais image et parole, il opère un glissement quant au persona de Charlot. A examiner les quatre derniers films de sa production de 1947 à 1967, soit vingt ans, ce qui est considérable, nous pouvons dire qu’il le fait « essaimer » de manière subreptice dans des figures insolites par rapport à celle de l’origine. Si Charlot disparaît effectivement en tant que tel de l’écran, cela ne signifie pas pour autant qu’il meure cinématographiquement. Charlot en somme perdurerait au sein de l’écriture cinématographique de Chaplin mais d’étrange façon.

La réalisation de M. Verdouxtémoigne de cette bizarrerie. La marginalité de l’ombre que vit Henri Verdoux comporte en creux le persona de Charlot. C’est comme si le négatif de la pellicule, où Charlot « infans » demeure avec ses caractéristiques propres, en se révélant à la lumière du parlant, avait dévoilé une image encore inconnue mais dans laquelle on percevrait encore les traces du portrait originel. Il y aurait alors dénaturation du persona mais pas perte et encore l’idée d’un double, Verdoux ne pouvant se comprendre que parce que l’Autre existe. Chaplin en tirant largement parti du parlant, en réinventant grâce à lui son art poétique, ne perdrait pas pour autant de vue le cliché vierge des origines. Bien au contraire il travaillerait sur les effets de contrastes ou sur les similitudes spectaculaires, impliquant la mémoire spectatorielle dans un jeu de miroir et de correspondances subtiles. A l’évidence le spectateur connaît Charlot avant que de le reconnaître., et dans ce sens, Verdoux est bien un avatar de celui-ci. C’est pourquoi supprimer ce dernier revient à sauvegarder intacte la figure de l’Autre. A partir de là, il nous apparaît que, durant les vingt ans qui marquent la fin de la carrière de Chaplin, l’effort du réalisateur a été de conserver en mémoire la force du négatif des origines pour questionner le cinéma sur les variations possibles de la figure en exploitant en virtuose les combinaisons des ressources techniques du muet et du parlant.

A cet égard Limelightest pour nous une œuvre majeure où Chaplin tente de faire comprendre rétrospectivement toute sa démarche. En 1952, il réfléchit sur l’écriture cinématographique du comique à partir de 1914 et si pourtant Charlot est absent du film, il n’en demeure pas moins que le réalisateur s’interroge constamment sur la pérennité de la figure de l’artiste comique qui pendant vingt six ans s’est appelée Charlot. La grande maîtrise de son art à laquelle il est parvenu et que nous nous sommes efforcée de montrer tire également sa valeur de ceci. Limelightreprésente pour nous l’art poétique de Chaplin. Ce film en effet use de techniques filmiques éprouvées mais en s’inscrivant dans une logique de silent movies : les plus belles séquences du film sont muettes à l’exception de l’orchestration musicale. Nous pourrions dire à l’instar de Verlaine : «Des images et de la musique avant toute chose ».Or cet art poétique aux règles exigeantes en matière de filmage, de montage, d’éclairage et de travail sur la bande son, se fonde aussi esthétiquement sur une démarche spécifique. En s’appropriant la parole, certes c’est un au-delà de Charlot que signifie Chaplin, mais Calvero est investi malgré lui de toute les réminiscences liées au persona mythique. L’âme de Charlot ne cesse de hanter le film parce que le cinéaste a une conscience aiguë de sa propre carrière et des affres de la création. L’art poétique de Chaplin de ce point de vue est « une défense et une illustration » de la mémoire filmique qui tisse l’histoire du muet et du parlant. Charlot est alors, dans le monde de la parole, ce que symbolise le silence dans celui de la musique, c’est-à-dire ici l’espace sacré et invisible qui consacre l’œuvre chaplinienne. En ce sens Limelight , point d’orgue du film parlant de Chaplin, a le caractère sacré du film muet.

Nous avons aussi insisté sur cette nécessité d’embrasser rétrospectivement l’œuvre de Chaplin pour en saisir les enjeux. Arrivée au terme de notre cheminement, nous avons pu mesurer l’inestimable apport de ses deux derniers films pour mieux éclairer la problématique de nos travaux. « Pour mes dernières années, je veux la vérité. » dit Shahdov et c’est bien cela que cherche Chaplin dans l’élaboration de A King in New York et A Countess from Hong Kong. La vérité sur lui-même, sur son métier de cinéaste, sur ses relations avec le public, sur sa capacité à émouvoir encore et à faire rire.

Au regard d’une Amérique qui a oublié Charlot et nié Chaplin depuis sa fuite en Europe, A King prend une vigoureuse revanche ; au regard d’un cinéma hollywoodien qu’il trouve « cliché », son film plaide en faveur d’un cinéma drôle où Shahdov, incorrigible bouffon retrouve la naïveté, la pétulance et l’insolence de Charlot. A King est un film époustouflant en ce sens qu’il renvoie à une solide maîtrise de l’écriture cinématographique qui intègre parfaitement la modernité et, en particulier, ses questionnements artistiques avec l’irruption de la télévision et qu’il renoue, par ailleurs, avec les gags et les postures charlotesques.

Chaplin affiche ainsi, comme Charlot au temps du muet, son impertinence et sa marginalité politique, sociale et culturelle. Ses réalisations sont décalées par rapport à son époque parce que son esthétique se nourrit à la fois de plus d’un demi-siècle de pratiques filmiques et des pitreries légendaires de Charlot. Dans ce film Chaplin / Charlot prennent une belle revanche par rapport à un cinéma qui avait eu tendance à les jeter aux oubliettes. Non, Charlot n’est pas mort ! Il perdure dans ce roi déchu qui s’amuse comme un gamin à narguer et à défier l’Amérique et Chaplin prouve au monde qu’il sait encore user des ressources éternelles du rire. Le questionnement sur le comique qui l’a habité toute sa vie trouve ici un excellent avocat. Or, la métaphore de la chirurgie esthétique appliquée au vieil homme –Chaplin/Charlot/Shahdov, c’est tout un – est emblématique de ce regard rétrospectif sur son art. Qui a voulu que Charlot soit mort, qui a souhaité que Chaplin ne réalise plus en les figeant dans le carcan d’une esthétique à la mode dont il ne veut pas, les vouant à la mort certaine parce que justement passés de mode, a été bien pris ! « Ca s’est décousu ! » et sous les coutures qui craquellent réapparaissent l’authentique force du rire, chère autrefois à Charlot, et la vérité chaplinienne.

Quant à la toute dernière œuvre de Chaplin, A Countess from Hong Kong, trop souvent dédaignée par la critique et ignorée du public pour n’être point projetée, elle scelle définitivement l’alliance entre Chaplin et Charlot. Le huis clos choisi par le cinéaste est judicieux : la cabine de bateau comme la chambre noire de la caméra concentre les effets burlesques. « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » 156 pour que s’écrive l’épopée dérisoire de la comtesse qui rejoue l’éternel scénario de l’errant débrouillard, violent et tendre à la fois sur le mode du « running gag ». En 1967, Chaplin n’a plus besoin de la caution de Charlot pour aborder et résoudre les contradictions et les vicissitudes de la condition humaine. Seulement, il gratifie son persona d’un splendide avatar et c’est sans doute le dernier coup de chapeau du créateur à la créature. Par deux fois Charlot absent du film impose pourtant sa figure magistrale. Par deux fois Natascha s’empare fugacement de son image et le spectateur est saisi du raccourci entre 1967 et 1914. Revêtir cet immense pyjama jaune et se coiffer d’un ridicule bibi quand le costume vert est trop grand, évoque, de façon émouvante et cocasse, la première apparition de Charlot dans sa défroque nouvelle sur les plateaux de cinéma. « La boucle est bouclée » s’était écrié Calvero, elle l’est, dans ce raccourci d’image et dans cette obstination à avoir le dernier mot.

Chaplin reste un des grands cinéastes des temps modernes, volontairement atypique et décalé dans ses prises de position, mais infatigable travailleur pour faire rendre à la pellicule le meilleur. Précurseur de Jacques Tati, il questionne inlassablement le genre comique et mène toutes ses recherches dans ce sens. Charlot, présent ou non à l’écran est au coeur de cette problématique. Nous sommes tentés, pour finir, de reprendre cette phrase tirée des Pensées de Pascal : « Le centre est partout et la circonférence nulle part. », que nous souhaitons métaphorique du sujet de notre recherche.

Notes
155.

M. CHION, Les Lumières de la ville, Synopsis, éd. Nathan, 1989

156.

Citation empruntée à Musset