Des dominantes culturelles familiales, nous conjecturons aussi que nous avons tiré notre rapport positif au travail et aux valeurs qui lui sont attachées dans l’éducation populaire : le courage, la responsabilité, l’autonomie, la liberté, le respect, la solidarité, la mutualité, la fraternité. C’est à partir de ces éléments culturels que nous avons compris le propos de Célestin Freinet sur l’éducation du travail (Freinet 1969 p.114) ‘« Sûre, solide dans ses fondations, mobile et souple dans son adaptation aux besoins individuels et sociaux, l’éducation trouvera son moteur essentiel dans le travail’ ‘.»’ Il ajoute d’ailleurs ce que nous pourrions reprendre aussi à notre compte : ‘« Ma mère ne manquait certainement pas de vertus pédagogiques. Elle m’a mis de très bonne heure au travail effectif et je me rappelle aujourd’hui encore avec émotion les satisfactions profondes que j’y éprouvais.’ » Certes la reconstruction historique autorise de laisser un peu de côté les contrariétés que cette mise au travail par les parents n’a certainement pas manqué de provoquer. Mais ceci n’a pas remis fondamentalement en cause la représentation d’un travail, source de progrès, en particulier, dans les activités d’apprentissage. Nonobstant, nous déplorons fortement et dénonçons violemment la connotation souillante que les nazis ont accolé à ce terme dans l’inscription ‘« Die Arbeit macht frei ’ ‘ 21 ’» aux portes du camp de concentration d’Auschwitz 22 . Cette salissure symbolique est propre à nous faire poursuivre notre travail pour l’éducation qui constitue la seule voie pour que cessent sur terre les pratiques inhumaines à l’égard des êtres humains. ‘« Plus jamais ça’ » comme l’avaient espéré déjà des hommes et des femmes comme Célestin Freinet au lendemain de la première guerre mondiale. Combien cet usage est loin de son propos (Freinet, 1969 p.220) ‘« La vraie fraternité, la fraternité du travail’ ‘ ; le plus solide des traits d’union entre les membres d’une famille, d’un groupe, d’un village, d’une patrie, c’est encore le travail’. » ! à l’évidence, nous sommes aussi très loin des pratiques de l’État français (1939-1945) conduites sur le fond de ‘« Travail, Famille, Patrie’ ». Enfin, il ne s’agit pas non plus de l’inutile travail de soldat dont nous parle encore Célestin Freinet : ‘« Les soldats et les chansonniers rient de bon cœur du transport du gravier, de la corvée de patates, du nœud de cravates ou de la position du calot. Il est vrai que les chefs pensent peut-être sérieusement que ce sont là des éléments déterminants de la préparation du soldat à sa fonction de combattant’ » (Freinet 1973 pp.46-47)
Il conviendrait d’approfondir notre conception du travail. En effet, plus tard, nous rencontrons la conception de Dewey qu’il expose en particulier dans un chapitre intitulé L’éducation par le travail. Celle-ci transparaît au travers de la problématique à laquelle est confrontée l’institution scolaire qu’il énonce ainsi (Dewey et Dewey 1930 p. 217-245) : ‘« Le problème que l’école publique doit résoudre n’est pas la préparation des travailleurs à une profession, mais c’est l’utilisation du milieu total où vit l’enfant en vue de donner au travail’ ‘ un intérêt et une portée »’. Relatant des expériences d’introduction de l’éducation professionnelle dans quelques écoles à Chicago, il précise que le but du programme : ‘« est d’aider l’enfant à comprendre la vie de son milieu grâce à la connaissance de notions élémentaires relatives aux occupations qui permettent de satisfaire aux besoins quotidiens de l’homme’ » et il ajoute qu’il ne s’agit donc pas de ‘« confiner (l’enfant) dans les métiers pratiqués dans ce milieu (l’école et son environnement) en lui apprenant l’un d’entre eux »’. Sa conception du rôle du travail comme intégrateur social de l’enfant et de l’adolescent qu’il étaye par les expériences américaines, dans une perspective que nous dirions partenariale, nous paraît aujourd’hui à la relecture d’une certaine actualité. Le fond idéologique de sa conception puise aux sources du pragmatisme et du capitalisme américain. Cette perspective de l’éducation par le travail est à confronter à son réquisitoire contre l’éducation traditionnelle qui ‘« parce qu’elle habitue l’enfant à la docilité et à l’obéissance, convient à un État autocratique… dans une démocratie, ce sont là autant d’obstacles à la prospérité de la société et du gouvernement…Les enfants des écoles doivent jouir de la liberté, afin que, le jour où ils contrôleront le pays, ils sachent faire usage de cette liberté ; il faut développer en eux des qualités actives d’initiative, d’indépendance, d’ingéniosité, si nous voulons voir disparaître les abus et les erreurs de la démocratie.’ » Aujourd’hui, si nous souscrivons à son intention généreuse, nous resterions encore prudent quant à savoir si ne réside pas une confusion entre liberté et libéralisme.
Mais une autre perspective nous a aussi séduit : celle-là même que nous retrouvons chez les psychologues et pédagogues soviétiques, tels que Vygotski, Luria, Leontiev, Makarenko, Soukhomlinski 23 . Cette fois, il s’agit de la conception du travail d’inspiration marxiste par laquelle nous affirmons que Freinet a été influencé. Prenons la façon dont Alexis Leontiev fonde la question du développement du psychisme (Leontiev 1972) et la relie à celle du travail humain. Pour lui, le travail a créé l’homme 24 et sa conscience. Le travail, en tant qu’activité spécifiquement humaine, est un processus reliant l’homme à la nature. Il est le processus d’action de l’homme sur la nature 25 . ‘« Le travail, dit Engels, commence avec la fabrication d’outils’ ‘ 26 ’ ‘. »’ Ce travail humain est caractérisé à la fois, d’une part, par la fabrication et l’usage d’outils, et d’autre part, par sa dimension sociale, fondée sur la coopération interindividuelle. Il est un processus médiatisé par l’outil et par la société. Leontiev écrit (Leontiev 1972 p. 67) ‘« Le travail s’effectue dans des conditions d’activité commune collective, en sorte que l’homme, au sein de ce processus, n’entre pas seulement dans un rapport déterminé avec la nature, mais avec d’autres hommes, membres d’une société donnée. Ce n’est que par le truchement de ce rapport à d’autres hommes que l’homme se trouve en rapport avec la nature. ’» Étudiant la structure fondamentale de l’activité d’un individu placé dans les conditions du travail collectif, il précise alors (Leontiev 1972 p. 69) que : ‘« lorsqu’un membre de la collectivité accomplit son activité de travail, c’est aussi dans le but de satisfaire un de ses propres besoins. ’» Cela conduit Leontiev à définir une action comme un processus dans lequel l’objet de l’activité est séparé de son motif. Relativement à la naissance d’une action, il écrit (Leontiev 1972 p. 69) : ‘« Visiblement l’action n’est possible qu’au sein d’un processus collectif agissant sur la nature. Le produit du processus global, qui répond à un besoin de la collectivité, entraîne également la satisfaction du besoin qu’éprouve un individu particulier, bien qu’il puisse ne pas effectuer les opérations finales qui conduisent directement à la possession de l’objet de ce besoin.’ » Leontiev prend l’exemple de la chasse collective primitive et du rabatteur pour lequel la chasse est son activité et le fait de lever le gibier, son action. Dans notre propos, à maintes reprises, nous parlons d’enseignement comme d’une action. En quoi cela s’accorde-t-il à cette perspective ?
La préparation et l’élaboration des instruments de son ingénierie pédagogique et didactique seraient l’activité de l’enseignant, et le fait de faire apprendre, son action. L’éducation serait l’expression d’un besoin de la collectivité. La satisfaction du besoin particulier de l’individu enseignant serait son propre développement cognitif généré par cette activité. En quoi l’enseignement est-il un travail au sens marxiste ? En quoi ce que fait l’élève l’est-il aussi ? Pour nous, dans la perspective de l’analyse de notre pratique 27 qui se réalise dans les cadres particuliers, socialement repérés, que sont le lycée et l’université, ces questions restent à approfondir.
Pour Leontiev, ‘« La conscience de la signification d’une action s’accomplit sous forme de reflet de son objet en tant que but conscient’ . » (Leontiev 1972 p. 73). Et les conditions spéciales qui président à l’émergence de ce reflet sont à chercher dans le processus même du travail. Dans ce point de vue, la cognition et la conscience sont des produits de l’activité humaine et non pas les causes.
Quelle perspective théorique rendrait le meilleur compte à la fois de la genèse de notre conception du travail, de son contenu et de son évolution ? Cela nous serait fort utile de voir plus clair, car nous pensons que celle-ci détermine en partie notre façon d’agir professionnellement, en particulier, celle qui régule notre action d’enseigner.
Les multiples expériences de vie que nos parents nous ont amené à vivre au travers du travail, ou des responsabilités que nous avons dû assumer, nous ont enrichi de connaissances les plus variées et nous ont doté de compétences que nous avons pu mettre en œuvre à des moments parfois tout à fait inattendus de notre vie ; en tout état de cause qui nous ont permis de nous y conduire de manière autonome. En d’autres termes, nous pourrions dire que ces expériences nous ont confronté à des situations problèmes dont la résolution partielle ou globale nous a fait grandir tout en développant nos structures cognitives et affectives, et notre autonomie. D’autres caractéristiques de la culture du noyau familial conjuguées à des circonstances graves pourraient être prises en considération en ce qu’elles intervinrent dans le processus éducatif familial et développèrent ce goût pour la prise de responsabilité et pour l’autonomie.a posteriori, nous constatons que nous avons dû faire face à des exigences de problèmes de vie qui ont contribué à renforcer notre goût pour la vie et à aiguillonner notre processus d’autonomisation.
Nous avons l’impression que l’éducation familiale aura pu entretenir une conception du travail fondée sur une psychologie populaire tout à la fois imprégnée d’une conception marxiste du travail et usant pour en justifier l’intérêt, d’arguments présents dans la perspective de John Dewey.
« Le travail rend libre » Dans ce sens, il nous pousse à l’évocation du tripalium.
Dont la visite, lors d’un voyage en Pologne en 1976, nous a profondément et à jamais marqué. Celle-ci allait incarner d’une certaine manière la lecture de l’ouvrage sur Treblinka, que nous avions faite dix ans plus tôt, durant notre adolescencce.
Nous avons découvert Vassili Soukhomlinski (1918-1970), pédagogue soviétique très productif, lors de notre voyage en URSS en 1976, à partir d’un petit ouvrage de Boris Tartakovski traduit en français sous le titre l’Instituteur. Nous avons toujours pensé qu’il existait un parallèle entre la pensée pédagogique de Freinet et celle de Soukhomlinski. Dès cette époque, nous avions fait le projet de poursuivre un travail d’étude sur son œuvre dont la publication écrite occupe un espace de sept volumes, malgré sa mort prématurée, pour puiser à cette source pédagogique. Un propos avait attiré notre attention car il concernait l’adolescence : « J’ai bien souvent pensé que l’entrée dans l’adolescence est, en quelque sorte, la seconde naissance de l’homme. La première fois, on voit naître un être vivant, la seconde un citoyen, un individu actif, pensant, agissant, qui regarde non seulement le monde environnant, mais aussi en lui-même. »
citant directement, F. Engels même « Le travail a créé l’homme lui-même. »
Engels, F. (1975) Dialectique de la nature, Paris :Ed. sociales, p. 171
Il se réfère à K. Marx écrivant : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. »
Marx, K., Le capital, Livre I, t. I, Paris : Ed. sociales, p. 180
F. Engels op. cit. p. 176
En restant dans cette perspective marxiste, nous relisons à cette occasion, le texte De la pratique qui contribua à notre conceptualisation de la notion de pratique, issu des essais philosophiques de Mao Tsetoung écrit en juillet 1937. Il traite de la question de la relation entre la connaissance et la pratique, entre le savoir et l’action.
Mao Tsetoung, (1971), Cinq essais philosophiques, Pékin :Éditions en langue française