Nous abordons cette question de la recherche en/pour l’éducation, non en général, mais telle que nous l'avons rencontrée en tant que praticien-militant d’un mouvement pédagogique. En 1954, dans la revue L’Éducateur, Célestin Freinet clamait que ‘« nous (praticiens-militants) sommes des scientifiques partisans de la permanente recherche et de l’inlassable expérimentation. Nous partons sans aucun parti pris sinon celui d’essayer de voir clair et d’agir rationnellement. ’ 54 » En 1983, au congrès international de l’I.C.E.M. à l’Université de nanterre, un important débat historique eut lieu sur le thème de la recherche en éducation dans le mouvement Freinet 55 , du point de vue des praticiens et des chercheurs. Dans cette période de l’après-mai 81, le ministère de l’éducation nationale cherchait, au travers de diverses actions institutionnellement soutenues 56 , à orienter le système scolaire éducatif vers une prise en compte des activités des associations de spécialistes (pour nous, l’APMEP) et des mouvements pédagogiques (pour nous, l’I.C.E.M.). Jean Le Gal remarquait alors qu’ (Le gal 1985) ‘« au sein de ce mouvement (pédagogique Freinet), les praticiens innovateurs peuvent confronter en permanence leurs travaux (…) cette confrontation liée à une théorisation des pratiques (…) a permis cette grande entreprise coopérative pédagogique. Aujourd’hui (1983) un fait nouveau est apparu, c’est la liaison plus étroite qui se met en place entre praticiens et chercheurs, entre théorie et pratique, entre Mouvements pédagogiques et Institut National de la Recherche Pédagogique’ 57 . » Ce débat se prolongea par un colloque en juillet 1984 à l’université de Tours, la création d’un module Recherche au sein de l’I.C.E.M. qui fédérait les actions de recherche menées par des praticiens-militants, en particulier sous des directions universitaires. Pour assurer la communication entre ces personnes et relater les projets, les échanges et les débats, il fut aussi créer praticiens-chercheurs, la revue de recherche et d’action de la Pédagogie Freinet. Ainsi à propos de la relation praticien/chercheur, trois articles 58 , respectivement de Guy Avanzini, Jean Vial et Lucien Cros, exposèrent leurs positions et alimentèrent la réflexion.
A notre avis, nous pourrions dire qu’à cette époque tout comme aujourd’hui, deux points forts étaient en débat : celui de la posture de l’acteur éducateur et celui du paradigme qui présidait à la constitution du champ des connaissances scientifiques éducationnelles.
En 1984, dans une contribution [1984e] 59 au débat sur le problème de la Recherche à l’I.C.E.M., nous avions essayé d’expliciter notre position à l’égard des questions qui nous semblaient fondamentales :
qu’attend-on de la “recherche pédagogique” ?
Sans doute tout cela à la fois à des degré divers.
Dans notre bilan personnel évoqué au chapitre précédent, nous écrivions qu’‘» animé par une volonté de ne pas nous cantonner au “discours militant” sur nos pratiques pédagogiques, et de rechercher une “approche scientifique” de nos problématiques pédagogiques pour parvenir à un “discours scientifique”, nous sommes investi dans un travail universitaire. Toutefois cette situation n’est pas nécessairement confortable. Dans la mesure où le “discours militant” fondé sur la conviction génère la certitude, et où le “discours scientifique ” fondé sur des méthodes identifiées, repérées et contrôlées génère le doute, l’inconfort réside dans la coexistence dialectique de ces deux discours. La conviction pousse en avant dans l’action, le doute freine l’action. Le “discours scientifique”, colportant la relativisation des principes organisateurs de l’action pédagogique, voire le remise en cause, peut conduire à être rejeté du groupe de praticiens-militants au sein duquel nous travaillons. Le “discours militant” hérisse la communauté scientifique qui, en catégorisant le militant, devient sourde aux propos tenus’. » Ce propos nous l’avons prolongé dans notre mémoire de DEA de sciences de l’éducation. ‘« (S’agissant du contexte dans lequel la recherche sur la formation à l’auto-évaluation des élèves était conduite) Cette situation nous ramène alors à des questions d’ordre méthodologique propre à la recherche-action(…). Celle-ci tient au fait que le professeur, fort de ses convictions souhaite les passer au crible de l’expérimentation scientifique et espère ainsi pouvoir assumer une part de la théorisation de sa pratique pédagogique. Il est très difficile, d’une part, de trouver une personne intéressée par (notre) problématique même, et d’autre part, (…) d’affronter les obstacles posés par les contraintes du cadre habituel d’un lycée. Cela suppose, dans le cas de l’intervention d’une personne extérieure, qu’elle puisse observer l’enseignant 7 à 8 heures hebdomadaires sur l’année scolaire. Cela représente un coût très élevé. (…) La posture de praticien-chercheur demeure alors une réponse économique à la question de la faisabilité. Cependant cette posture, outre les problèmes méthodologiques qu’elle rencontre, affronte aussi des problèmes déontologiques et éthiques. Le praticien par son activité d’enseignement attend de son action pédagogique des effets quasi-immédiats et positifs. Le chercheur peut être amené à découvrir des résultats opposés aux attentes de l’enseignant. Le tiraillement intérieur entre la foi du praticien et le doute du chercheur crée des tensions qu’il faut alors assumer par la raison. Toutefois cette situation de recherche offre aussi l’avantage d’accéder à des informations sensibles dont la saisie suppose compréhension et confiance entre le chercheur et le sujet’ ‘ 60 ’ ‘.’ »
Notons que cette problématique de la recherche touchait de la même façon les sciences sociales comme en témoigne le propos de O. Corpet écrivant que (Corpet 1982) ‘« de nombreuses interrogations ont été formulées sur la place et le rôle des sociologues, ethnologues, psychosociologues, etc., notamment à propos des interactions entre acteurs sociaux et chercheurs professionnels. À côté de la démarche habituelle de recherche sur tel ou tel objet, s’est peu à peu ré-actualisée celle de la recherche avec tel ou tel acteur. La valorisation du savoir expérientiel issu de la pratique, sur le terrain, par rapport au savoir théorique a favorisé et accompagné une volonté de rapprocher les préoccupations scientifiques des aspirations populaires, de nombreux chercheurs s’étant eux-mêmes engagés (…) comme militants (…) souhaitant mettre leurs connaissances au service des populations concernées. (…) Un débat s’est donc ouvert pour savoir à quel point les positions de chercheur scientifique et d’acteur social sont conciliables, voire dans quelle mesure on peut confondre, fusionner deux logiques a priori différentes… ’ ‘ 61 ’ ‘»’.(Corpet 1982).
Il conviendrait maintenant de porter attention à deux formulations :
Appuyons-nous sur les propos 62 de Georges Lerbet pour qui ‘« faire de la recherche, c’est d’abord, plutôt de l’ordre de l’attitude intellectuelle. Être chercheur, c’est être modeste dans ses ambitions, et c’est surtout ne pas vouloir prouver, mais au contraire aborder les questions avec beaucoup de modestie, avec beaucoup de doute. Et se dire que ce qu’on va mettre en évidence est partiel nécessairement et partiel forcément… ’» et ‘« être en recherche, c’est parfois (souvent ?) vouloir prouver quelque chose. » Nous y ajouterions qu’être en recherche dans son activité d’enseignant, c’est aussi une conduite intellectuelle qui nous pousse une prise de recul à l’égard de nos pratiques pédagogiques et à leurs effets, sans pour autant viser la modeste production de connaissances scientifiques. Il nous semble qu’un enseignant en recherche qui réfléchit sur sa pratique n’est pas nécessairement un chercheur en pédagogie. Il lui reste encore un chemin à parcourir pour développer ses compétences de chercheur. Mais développer ces compétences suppose de faire de la recherche guidée, puis accompagnée par des chercheurs pour parvenir progressivement à un degré d’autonomie suffisant pour faire par soi-même de la recherche. Mais cette recherche ne peut se faire isolément : il s’agit d’un processus qui requiert l’intégration à un réseau social. L’Université en est évidemment l’exemple type. À l’époque, la question était de savoir dans quelle mesure le mouvement Freinet et l’I.C.E.M. pouvaient jouer aussi ce rôle. Nos convictions nous portaient à imaginer cette possibilité que nous formulions dans [1984e] qu’il n’était pas nécessaire’» d’être dans l’enseignement supérieur pour pouvoir être “chercheur reconnu ès qualité”. Même si le domaine de la recherche reste sous l’égide de l’université, il n’y a là aucune contradiction. Les équipes de recherche seraient simplement constituées par des enseignants des quatre cycles d’enseignement. »
Finalement, agiter ces questions nous met devant le fait d’affronter une série de notions et d’expressions dont il faudrait stabiliser le sens que nous leur attribuons ici même.
Enseignant | ||
Praticien | ? | Militant pédagogique |
Chercheur |
Lorsque nous usons du mot praticien, nous entendons en fait ‘« la personne qui connaît la pratique d’un art, d’une technique »’ ici l’enseignant, le formateur et l’éducateur en tant qu’acteur placé au cœur de ses pratiques pédagogiques et didactiques. Comme le soulignait M. Huberman 63 , ce praticien ‘« s’il devait attendre de voir juste avant d’intervenir en classe, son action serait entre temps devenue impossible. Le savoir qui l’intéresse doit donc être accessible, compréhensible, immédiatement utilisable et fonctionnel face à l’ensemble des incertitudes auxquelles il doit faire face’. » Nous n’avons pas retenu le mot de pratiquant dont les connotations renvoient trop facilement à la religion ‘« celui qui observe les pratiques d’une religion »’ ou au sport ‘« celui qui s’entraîne et participe à des épreuves d’une discipline sportive ’».
Lorsque nous évoquons le militant pédagogique 64 nous y voyons un praticien, membre d’un mouvement pédagogique, ‘« qui doit assurer, avec compétence, les transformations sur le terrain même de son action éducative, en cohérence avec ses finalités. Il est amené à innover, à mener des recherches pour évaluer les effets de ses pratiques, pour comprendre, pour agir. Il partage ses convictions philosophiques de l’éducation avec les autres membres de son mouvement avec lesquels il coopère dans le but de créer des moyens nouveaux, d’ajuster sa pratique aux conditions particulières de son terrain, d’agir sur l’extérieur. Il s’insère dans un réseau d’actions d’auto-formation, de co-formation et de recherche’. »
Lorsque nous évoquons le chercheur, nous pensons à une personne dont la majeure partie des activités consiste à faire de la recherche et qui est reconnue ès qualité, après avoir suivi un parcours de formation adaptée renvoyant aux critères académiques de maîtrise d’un champ disciplinaire, de connaissances méthodologiques, d’appartenance à un réseau d’échanges et de communications scientifiques. Les compétences de chercheur sont le fruit d’une longue construction formative fondée sur une auto-formation assistée par guidage et accompagnement. Nous partageons d’ailleurs l’opinion de Henri Desroche pour qui (Desroche 1971) ‘« l’aptitude à la recherche dort, sommeille ou se trouve en état de veille chez la plupart des êtres humains. De même que chacun peut s’élever dans et par l’enseignement, de même chacun peut et doit s’approfondir dans une recherche’ 65 ». Le chercheur professionnalisé n’échappe pas à cette vision optimiste de l’être humain.
A ce niveau la relation praticien/militant est claire et la composition praticien-militant voit son sens stabilisé. Ce qui reste maintenant, concerne la relation praticien/chercheur. Nous pouvons déjà considérer le praticien-chercheur comme un enseignant ou un formateur, éducateur engagé, mobilisant ses capacités d’innovation ou de découverte pour tenter de résoudre les difficultés auxquelles il s’affronte dans sa pratique pédagogique quotidienne. Mais, quand bien même l’innovation et la découverte constituent des processus inhérents à la recherche, il ne semble pas suffisant que le praticien soit un acteur de l’innovation pour être aussi un chercheur. C’est alors que la proposition de Jean Vial 66 reste intéressante pour donner un sens au couple praticien-chercheur. Il postule qu’une solution est à trouver dans le travail en équipe et l’alternance des fonctions. En effet le praticien rencontre à chaque pas ‘« des difficultés dans ses relations actives et orientées avec l’objet, les autres, le milieu’ ». Il doit alors problématiser la situation afin d’engager une recherche dont les résultats seront éventuellement mis en application. Cependant, il ne faut pas oublier la fonction première de ce praticien qui est d’enseigner dans le sens de conduire une action envers des apprenants pour les guider et les accompagner dans leur processus d’apprentissage et pour stimuler leur développement. Ce sont les difficultés qu’il rencontre pour remplir cette fonction qui le pousse d’abord à se mettre en recherche puis à faire de la recherche. Or le temps mobilisé pour acquérir la formation de chercheur et pour conduire cette recherche va concurrencer celui consacré à l’enseignement. Paradoxalement, cette activité de recherche peut alors se réaliser au détriment de l’activité d’enseignement. Certes, nous pouvons imaginer un retour de l’investissement mais plutôt pour l’institution scolaire, car les élèves auront passé leur chemin. La simultanéité des deux fonctions paraît être un pari presque impossible. C’était ce pari pourtant que nous avions tenté en nous investissant dans notre formation à la recherche dès 1976. Le coût personnel demeura très élevé. En 1984, au plus fort du débat, nous portions nos espoirs sur la création d’un statut réglementant cette fonction double de praticien-chercheur [1984e].
En fait, ce statut ne vit jamais le jour pour des raisons qui pourraient être l’objet d’une recherche à part entière sur la place, le rôle et la conception de la recherche en/pour l’éducation dans l’histoire de nos institutions éducatives et des mouvements pédagogiques. Nous restons convaincu que la question soulevée par le sens à donner à cette fonction double de praticien-chercheur est pérenne, et même, qu’elle pourrait trouver un regain par une actualisation dans la formation dispensée dans les IUFM.
En ce qui concerne notre itinéraire, à partir de 1989, nous avons opté pour le chemin de l’accès à la fonction d’enseignant-chercheur. Nous avons passé le concours de maître de conférences en sciences de l’éducation sur un poste à l’université Lyon2 sur lequel nous avions été classé 3ème. C’est en 1992, dans cette même université que nous fûmes recruté. La préparation de ces concours et les auditions auxquelles nous avons répondu, ont été autant d’occasions pour réfléchir à ces deux fonctions d’enseignant et de chercheur, statutairement associées et réglementées. Cette fonction double induit alors deux postures reconnues institutionnellement dont nous parlerons un peu plus loin, après avoir évoqué cette expérience intermédiaire d’enseignement en tant que chargé de cours. Nous avons pu la vivre dans la mesure où nous avions été déchargé de cours en tant qu’enseignant de lycée pour assumer une fonction qui pouvait être assimilée une fonction de recherche-innovation comme nous avons essayé de le montrer au début de ce chapitre.
Pour reprendre une perspective développée par Van Der Maren, J.M.,(1996) Méthodes de recherche pour l’éducation, Bruxelles : De Boeck Université, 2ème ed.
Freinet, C., in L’Educateur , sept 1954
Le Gal, J., et al., (1985) La recherche dans le mouvement Freinet, Documents de l’Éducateur, (184)
circulaire n° 83086 du 15/02/83 relative à la coopération des mouvements pédagogiques et des associations de spécialistes avec le ministère de l’éducation Nationale.
Le Gal, J., et al., op. cit., p.3
La relation praticien-chercheur, Praticiens-Checheurs, (3) , 1985 pp 7-12
Régnier, J-C., (1984), Contribution au débat sur la recherche, Praticiens-Chercheurs, 1, Cannes : ICEM, pp 10 - 11
Régnier, J.-C, Étude d’une tentative de formation à l’auto-évaluation d’élèves de classe de Seconde de lycée, dans le cadre de l’enseignement des mathématiques , Mémoire de DEA , sous la dir. Avanzini, G., 1986, Tome 1, p 58
Corpet, O., Collectifs d’interventions, in A.S.S.C.O.D., 62, 1982, Revue du Centre de Recherches Coopératives, pp 62-63, cité par Le Gal, J., La recherche dans le mouvement Freinet, Documents de l’Éducateur, (184), 1985, p 3
in Le Gal, J., et al., (1985), op. cit. p.6
Huberman, M., L’utilisation de la recherche éducationnelle, vers un mode d’emploi, Éducation et Recherche, 4, 2, 1982, pp 136-153, cité par Le Gal, J., et al., La recherche dans le mouvement Freinet, Documents de l’Éducateur, (184), 1985, p 4
Le Gal, J., et al., (1985), op.cit. p.7
Desroche, H., (1971) Apprentissage en sciences sociales et éducation permanente, Paris, Éditions ouvrières, cité par Le Gal, J., et al., La recherche dans le mouvement Freinet, Documents de l’Éducateur, (184), 1985, p 6
in Le Gal, J., et al., (1985) op. cit. p.6