A ce stade, nous souhaitons faire une exploration étymologique du verbe éduquer, de ses dérivés et divers autres termes qui lui sont usuellement rattachés, pour aboutir à une trame notionnelle tissée autour de la notion d'éducation.
En 1822, le dictionnaire de l’Académie française 110 ne mentionne que le terme ‘«éducation’» qu’il définit ainsi : ‘« le soin qu’on prend de l’instruction des enfans, soit en ce qui regarde les exercices de l’esprit, soit en ce qui regarde les exercices du corps, et principalement en ce qui regarde les mœurs ’».
En 1858, l’encyclopédie 111 du XIXème siècle consacre un article à ‘«éducation’». Ce mot autrefois synonyme de ‘«institution’» exprime ‘« le travail’ par lequel l’homme est conduit au développement de sa nature physique et morale ». Après un développement préliminaire, l’auteur détaille trois approches : l’éducation des garçons, l’éducation des filles et l’éducation du peuple. Nous ne discutons pas ici ce choix et ce à quoi il renvoie. Cependant l'extrait suivant révèle l’idée force de cette conception de l’éducation. L'auteur écrit : ‘«L’éducation (...) est le moyen général de conduire l’homme au bonheur. Qu’elle lui fasse aimer la vertu, le travail, la modération; qu’elle écarte de sa pensée les folles chimères, les espérances coupables, les convoitises cruelles ; que cependant elle exalte son âme vers le grand et vers le beau ; qu’elle le dispose à la bienveillance ; qu’elle l’éloigne de l’envie et de la haine ; qu’elle le rende capable à la fois de sacrifice, de fierté et de modestie, c’est là son saint office ! mais c’est aussi par-là qu’elle est chrétienne. Sans un principe qui commande à l’intelligence, l’éducation est un travail stérile ; elle dresse un animal, elle ne fait pas un homme. L’éducation humaine peut cacher les défauts ; l’éducation chrétienne produit les vertus. C’est par les vertus qu’elle féconde la vie, qu’elle console ses épreuves, qu’elle charme ses adversités. L’éducation est le vrai bien de l’homme, c’est le plus saint patrimoine que nous ayons tous à laisser à nos enfants.»’ Cette conception philosophique complexe comporte toutefois en filigrane une dominante que nous nommons théocentrique ou ‘“religiocentrique’”.
En schématisant les objectifs de cette conception éducative, nous obtenons :
Nous notons la référence à la notion de travail dont nous avons déjà discuté en première partie, énoncée par ‘« l'éducation est un travail par lequel l'homme’...» ou ‘« Sans un principe qui commande à l'intelligence, l'éducation est un travail stérile.’»
En 1926, André Lalande définit l’‘» éducation’ » 112 comme tout à la fois un ‘« processus consistant en ce qu’une ou plusieurs fonctions se développent graduellement par l’exercice et se perfectionnent ’» et son résultat. Il ajoute que cette “éducation peut résulter soit de l’action d’autrui soit de l’action de l’être même qui l’acquiert.” Il introduit l’idée d’une auto-éducation.
Soixante ans plus tard, en 1986, Le Robert définit l’‘» éducation’ » 113 d'abord comme ‘« 1- la mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain. Ces moyens. Les résultats obtenus grâce à eux. ’», puis comme ‘« 2- le développement méthodique donné à une faculté, un organe..’.», enfin comme ‘« 3- l’art d’élever certains animaux ’». Quant à ‘«éduquer’», ce verbe est défini en premier sens par ‘« 1- diriger le développement, la formation de qqn par l’éducation »’ et, en second, par ‘« 2- élever un animal.’ » Il ajoute une remarque fort intéressante :
‘« REM : Éduquer, malgré sa formation régulière, est mal reçu jusqu’au XIXème s. Littré écrit en 1864 qu’éduquer «qui est correct, et qui répond à éducation, n’obtient point, malgré tout cela, droit de bourgeoisie. » ; le Dictionnaire général, vers 1900, le qualifie de "populaire" et certains dictionnaires de "familier". Bien au contraire, le mot est aujourd’hui plus recherché et moins courant qu’élever.’ »
Ainsi l’usage du terme ‘«éduquer’» s’est, semble-t-il, considérablement anobli au cours du XXème siècle au point d’en faire un objet d’étude scientifique.
Schématiquement les fins de l’éducation se révèlent alors soumise à quatre conceptions éducatives.
Trois citations(Foulquié, 1971 p.157) illustrent cette schématisation :
Léon écrit : ‘« L’éducation (...) est le moyen de faire atteindre plus facilement le but pour lequel l’homme a été mis au monde : aimer et servir Dieu ici-bas et le posséder en l’autre’ 114 .»
Pour E. Durkheim, l’éducation est ‘« l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné.(...). En résumé, bien loin que l’éducation ait pour objet unique ou principal l’individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence’ 115 . »
Enfin la perspective rousseauiste perçoit que ‘« le but que l’on doit se proposer dans l’éducation d’un jeune homme, c’est de lui former le Cœur, le jugement et l’Esprit, et cela dans l’ordre que je les nomme’ 116 . »
Désormais, nous tenons là quelques éléments propres à expliciter les représentations que chacun d'entre nous peut avoir des notions d’‘»éducation’» et d’‘»éduquer’». Cependant, nous souhaitons poursuivre en reprenant notre “Félix Gaffiot», ce dictionnaire 117 auquel l’étude du latin lie inéluctablement tout élève ou étudiant.
É duquer peut être rattaché à deux sources :
educare
- élever, nourrir, avoir soin de - former, instruire - produire, porter (quod terra educat) |
educere
1- faire sortir, mettre dehors, tirer hors 2- assigner en justice 5- tirer du sein de la mère, mettre au monde 6- élever un enfant |
La langue latine comporte pour chacun de ces verbes, des substantifs dont l'usage français n'a retenu que éducation, éducateur et éducatrice
educatio
- action d’élever des animaux, des plantes - éducation, formation de l’esprit, instruction |
Eductio - action de faire sortir, sortie - prolongement |
Educator - celui qui élève, éducateur, formateur |
Eductor - qui élève - celui qui fait sortir |
Educatrix - celle qui élève, qui nourrit, nourrice, mère - (fig) earum rerum parens est educatrixque sapienta (Cicéron): (la sagesse est la parente de ces choses et l’éducatrice) c’est la sagesse qui fait naître et développe ces avantages |
Pourquoi notre langue française n’a-t-elle pas retenu éduction et éducteur dans le domaine pédagogique ?
Prendre ‘«éduction»’ dans le sens de ‘« l’action par laquelle une cause efficiente, agissant sur une matière, y fait apparaître une forme déterminée’ 118 .. » conduit à considérer des propositions comme ‘« éduquer, c’est révéler les valeurs essentielles’» ou ‘«éduquer, c’est permettre aux possibilités d’une personne de se révéler’. » sous un autre éclairage. Pour reprendre une image proposée par Leibniz, les “valeurs essentielles” ou les “possibilités d’une personne” se révéleraient à elle comme la statue émerge de la pierre en éliminant les morceaux superflus. Ainsi l’éducateur serait un éducteur menant une action d’éduction. Cependant convenons qu’une “bonne” construction du verbe français n’aurait pas donner ‘«éduquer’» mais ‘«éduire’».
Quoiqu’il en soit, nous rappelons notre approche praxéologique qui, au-delà des mots utilisés pour expliciter et comprendre la posture du sujet educandus, s'intéresse plutôt au faire de l’éducateur.
Une investigation plus large nous a permis d'expliciter le champ notionnel auquel nous rattachons ‘« éduquer’ » et ‘« éducation’ » que nous avons ainsi schématisé (voirFigure 0‑3 : Schématisation de la trame notionnelle tissée autour de la notion d'éducation.). Elle réfracte combien l'évidence usuelle, à la lumière de laquelle nous subordonnons nos décisions à prendre dans l'action éducative quotidienne, dissimule une extraordinaire complexité des phénomènes impliqués par cette action. L’image de cette trame notionnelle tissée autour d’‘»éduquer’» et ‘«éducation’» nous évoque celle d’une toile d’araignée. Tout à la fois, elle constitue un support théorique à notre action et un piège par lequel la tentation de dogmatiser, d’ériger une opinion en certitude peut nous dévorer ; tentation que pourrait traduire l’aboutissement à une définition nous dictant “éduquer c’est...”, point final ! Combien rassurant serait un tel aboutissement ! mais à quelles dérives celle-ci conduirait-elle ? L’Histoire nous fournit tant d’exemples cruels. Cependant nous ne renonçons pas pour autant à une stabilisation de ces notions en maintenant à notre esprit qu’elle doit demeurer constamment sous la vigilance de la critique. Partageant le point de vue topologique de Daniel Hameline 119 que définir consiste à délimiter dans l’espace sémantique d’un terme un sous-espace flou provisoire, circonstancié et précaire auquel ce terme est utilement et durablement référé (Hameline 1986). Nous acceptons le principe d’une sorte de définition car tout n’est pas “éducation” ni “éduquer” sans pour autant que rien ne soit “éducation” ou “éduquer”. Cependant cette définition nous la concevons dans une dialectisation à la manière de Gaston Bachelard (Bachelard 1988). Affirmant une caractérisation, il convient d’examiner une caractérisation contraire. Et comme Gaston Bachelard le vise lui-même, il ne s’agit nullement de plonger dans le négativisme ou le nihilisme. Simplement il s’agit de s’équiper pour demeurer sans cesse vigilant à l’égard de ce qui, très vite, peut s’imposer dans le champ éducationnel comme des évidences. Ceci conduit à considérer cette définition dans une perspective dynamique. Aussi notre travail s’efforce-t-il de produire une stabilisation et non une statification.
Après cette investigation, nous souhaiterions encore compléter les conceptions selon lesquelles les fins de l’éducation peuvent être perçues.
En effet il nous semble que la définition que nous allons aborder et qui reflète notre conception de l'éducation, intègre principalement les trois points de vue respectivement centrés sur la connaissance — conception épistémocentrique —, l’action — conception praxéocentrique —, l’art et le savoir-faire — conception technocentrique — sans exclure complètement les autres à l'exception de la conception théocentrique.
Dictionnaire de l’Académie française - 5ème éd. chez GARNERY - Paris - 2 tomes-1822
Encyclopédie du XIXème siècle en 28 tomes - 2ème éd. -1858 - l’article «éducation» signé LAURENTIE est aux pages 138 à 143.
Lalande, A., (1991) Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF 17ème éd (1ère éd. 1926).
Dictionnaire Le ROBERT, Vol. 3, pages 795 et 796, Ed. 1986
Frère Léon, (1945) Cours de pédagogie générale, Bruxelles, p. 13
Durkheim, E., Education et Sociologie , Paris : PUF
Rousseau,J.-J,. Œuvres, IV, Mémoire à M. de Mably,.
Gaffiot, F., (1934) Dictionnaire illustré Latin/Français, Paris : Hachette
Lalande, A., (1991) Vocabulaire technique et critique de la philosophie Paris PUF (Edit n°1-année1926) 17ème éd., p. 266
Hameline, D., (1986), L’éducation, ses images et son propos, Paris : ESF, p.109
« Définir revient toujours à délimiter dans l’univers potentiel de sens auquel tout vocable réfère, un canton provisoire, circonstancié et souvent précaire, où établir une approximation durable et utile du sens, au prix de déplacements manifestes ou furtifs»