En quoi dresser et éduquer s’opposent-ils ?

A chaque enquête réalisée sur la base du Q-sort relatif aux conceptions d’éduquer, la proposition ‘« Éduquer, c’est dresser’ » fut toujours rejetée par plus de 80% des étudiants, et surtout, elle ne fut jamais choisie positivement. Nous pensons que ce rejet provient d’une image plus ou moins valorisée, issue des leçons de biologie nous montrant le chien de Pavlov bavant au son de la cloche ?...et baver, et soumis...ce n’est ni beau, ni bien !...mais c'est aussi l'expression d'une crainte plus ou moins consciente de la soumission incontrôlable à cette force magique qui domine nos automatismes.

A nous en tenir à son sens étymologique de ‘« tenir droit et verticalement, mettre debout’ », le verbe ‘«dresser’» incite plutôt à une image noble en symbolisant l’attitude de ‘« l’Homme dressé contre l’oppression ’». Mais la langue pédagogique n’a pas retenu ce sens. Pourquoi ? Cela n’est sans doute écrit nulle part. Cependant nous allons essayer de repérer en quoi notre raison nous permet d’identifier une opposition entre ‘«dresser’» et ‘«éduquer’».

De nos jours, peu de personnes demeurent choquées par l’emploi de l’expression ‘« dresser un animal ’». Autrefois, ce terme était appliqué à l’Homme dans le sens d’‘»éduquer, élever, instruire»’ sans heurter les consciences. Montaigne écrit ‘« Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps, qu’on dresse, c’est un homme.(...) Et, comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l’un sans l’autre, mais les conduire également, comme un couple de chevaux attelés à un même timon.»’ ‘ 122

A l’article ‘«dresser’» le dictionnaire de l’Académie française 123 de 1822 rapporte le sens ‘«instruire, former, façonner’» sans aucune remarque particulière. En revanche, le mot ‘«dressage’» n’est pas mentionné. En 1986, le dictionnaire Le Robert fournit, à l’article ‘«dressage’», un second sens figuré qualifié de péjoratif et ainsi exprimé ‘« éducation très sévère orientée vers l’exécution mécanique d’un programme.’» Dans son Dictionnaire de la langue pédagogique, Paul Foulquié définit le ‘«dressage’» (Foulquié 1971) comme un ‘« système d’éducation comportant l’observation matérielle de règles rigoureuses assorties de sanctions».’ Cette caractérisation est illustrée par deux citations. La première est extraite de l’Encyclopédie pratique de l’éducation en France 124 où R. Lefranc écrit que ‘« s’il y a parfois un dressage conditionné, il sert de support pour des activités mentales plus nobles.’» La seconde est extraite de Psychologie des déficients intellectuels 125 par laquelle A. Busemann tient le propos suivant ‘« Le mot «dressage» est fort réprouvé en pédagogie(...). Mais dans l’éducation véritable beaucoup peut être recherché et obtenu par ce moyen. (...) Le dressage n’est pas en effet une contrainte à des comportements antinaturels comme on le voit peut-être encore dans les cirques, il consiste à modeler le comportement naturel dans le sens de ce que la vie en société exige’. » La transition vers notre perspective est assurée par une troisième citation de Maurice Debesse pour qui ‘« le terme de dressage a pris en pédagogie un sens nettement péjoratif.(...) Il vise à donner des habitudes, non à susciter des initiatives. Il ne fait pas appel à l’intelligence mais aboutit à monter des gestes d’autant mieux réussis qu’ils sont mieux automatisés. Mécanisant la conduite, il tourne le dos à la liberté’ 126 . »

Cependant, force est de constater que ‘«dresser’» et ‘«dressage»’ sont mis en rapport avec ‘«éduquer’» et ‘«éducation’», puisqu’il s’agit d’un ‘«système éducatif’» ou d’une ‘«forme d’éducation’». Ce qui ne démontre pas, ici, l’opposition sur laquelle nous cherchons à argumenter.

Pour construire notre argumentation, nous recourons fortement à celle déployée par Olivier Reboul quand il oppose de ‘«dressage’» à ‘«apprentissage’» (Reboul 1991).

Envisageons d’abord ‘«dressage’» et ‘«dresser’» dans leur sens commun. D’une part, le ‘«dressage’» réfère à l’idée d’un automatisme acquis indépendamment de l’acquisition. D’autre part, il renvoie à cette acquisition en désignant la souffrance comme un médiateur d’apprentissage, et par-là, comme un moyen d’éducation. Des expressions usuelles exemplifient cette analyse : Tel que ce soldat est bien dressé pour le combat.

Reprenons les expressions de la psychologie populaire  : ‘« Ceci va le dresser : Cet enfant est tombé en courant, ceci lui apprendra à ne pas courir n’importe où. Cet enfant s’est brûlé en jouant avec les allumettes, ceci lui apprendra à ne pas jouer avec le feu. Cet enfant a traversé la rue en dehors des passages protégés, sa mère l’a giflé, ceci lui apprendra à faire attention. Ce jeune se drogue, il a été condamné à la prison, ceci lui apprendra à ne pas se droguer’.»

Tant de phrases prononcées quotidiennement par lesquelles le bon sens 127 commun exprime l’efficacité de pratiques considérées par la psychologie populaire comme éducatives. Automatisme et souffrance. Bien sûr ‘« avoir le bon réflexe face à une situation’» dans le sens de manifester des comportements quasi-immédiats et adaptés aux situations qui surgissent soudain, est à considérer dans nos visées éducatives. Mais c’est encore sur le moyen d’acquérir ces comportements que la divergence se manifeste entre ‘«dresser’» et ‘«éduquer».’ Le dressage utilise la souffrance comme une ‘«leçon’» avec le présupposé qu’elle dissuade le sujet de commettre des actes mauvais pour lui ou pour autrui. Certes ceci éclaire l’exemple de l’enfant qui se brûle avec des allumettes. Mais cette souffrance peut aussi dissuader un sujet de se jeter à l’eau pour sauver quelqu’un de la noyade, ou de s’investir dans l’étude d’une langue ou celle de la statistique. Qui plus est, comme le précise lui-même B. Skinner auquel est rattachée la perspective béhavioriste d'un enseignement programmé, le ‘«renforcement négatif»’ est aussi peu efficace que coûteux. Aussi convient-il de revoir la place de la souffrance dans le dressage et l’éducation. La souffrance aveugle, celle qui n’est que souffrance, est dressante mais pas éducative. Elle est accablante, humiliante, absurde, révoltante, aigrissante ou décourageante. Les automatismes qu’elle génère chez le sujet, dégrade l’homme plus qu’elle ne l’élève. En revanche, à ‘«l’école de la souffrance’», c’est l’épreuve qui éduque à condition que le sujet l’accepte et la comprenne. En lui faisant douloureusement prendre conscience de ses limites tout en lui insufflant assez d’élan pour les dépasser, l’épreuve participe à l’émancipation de l’homme. C’est ici que notre argumentation s’enracine.

Dans le dressage, les comportements sont rectifiés par une peine réelle agissant mécaniquement sur le sujet. Dans l’éducation, c’est le caractère symbolique de la sanction qui est mis en œuvre. Ainsi dans notre pratique usuelle d’enseignant si nous giflons un élève quand il a commis une erreur de calcul, nous agissons en dresseur, si nous lui signifions son erreur en lui disant ‘«c’est faux’» et en l’invitant à réfléchir, nous agissons en éducateur. Dans cette seconde perspective, nous y retrouvons le sens de nos documents autocorrectifs.

Par ailleurs dans la mesure où le dressage agit en tant que contrainte extérieure pour acquérir certaines conduites en excluant toute initiative du sujet, dans la mesure où le dressage refuse la prise en considération des goûts, des aspirations et des désirs du sujet en ne s’appuyant que sur les craintes et les répulsions, il s’oppose radicalement à l’éducation. Ces caractéristiques font du dressage, une action inhibitrice du processus d'autonomisation.

Pour nous, aucune forme de dressage ne peut s’insérer dans un processus éducatif. Dresser, ce n’est pas éduquer et l’éducation ne transite jamais par le dressage, sauf à faire en sorte que le dressage désigne autre chose que ce que nous avons décrit. Ainsi l'entraînement au nom duquel nous justifions en partie l'usage des documents autocorrectifs, s'il peut relever d'une conception béhavioriste de l'apprentissage, ne renvoie aucunement au dressage.

Notes
122.

Essais, I, ch 26, page 80

123.

op. Cit 5ème .éd. Chez Garnery, Paris 2 tomes - 1822

124.

page 901 - Institut Pédagogique - 1960

125.

Busemann, A., (1966), Psychologie des déficients intellectuels, Paris : PUF , pp. 725-726

126.

page 864 du Traité de Psychologie appliquée

127.

qu'il faudrait confronter au sens que nous avons emprunté à Bergson dans la partie 1 plus qu'à celui de Descartes