Nous aimerions pouvoir caractériser la formation de l'esprit statistique comme, en 1938, Gaston Bachelard (Bachelard 1989 p.22) a su le faire pour l'esprit scientifique, entendu dans son rattachement aux sciences physiques, à la chimie et à la biologie. Il parle aussi de l'esprit mathématique dont il fait le projet d'étudier la formation, du même point de vue critique. Selon son opinion, cette séparation est justifiée par le fait que : ‘« le développement de l'esprit mathématique est bien différent du développement de l'esprit scientifique dans l'effort de comprendre les phénomènes physiques. En réalité, l'histoire de la mathématique est une merveille de régularité. Elle connaît des périodes d’arrêt. Elle ne connaît pas de périodes d'erreurs.’ » il poursuit d’ailleurs en écrivant que (Bachelard 1989 p.22) : ‘« Aucune des thèses que nous soutenons dans ce livre ne vise donc la connaissance mathématique.’ » En tant que branche des mathématiques, la statistique entrerait alors dans ce projet. Cependant, ce dont nous doutons, c'est de cette régularité d'un développement sans confrontation à l'erreur. Les débats et polémiques suscités par les notions d'échantillon 137 ou de probabilité et de leur valeur scientifique pourraient en constituer un contre-exemple. En 1836, A. A. Cournot situe le développement de la statistique dans une rupture. Ainsi écrit-il (Cournot, 1984) : ‘« La statistique est une science toute moderne : le génie des anciens ne se portait pas volontiers vers des travaux de précision ; les moyens de recherche et de communication leur manquaient »’ De plus, il fonde épistémologiquement la statistique sur un principe de compensation dont les anciens ne paraissaient pas avoir soupçonné l'existence, qui : ‘« finit toujours par manifester l'influence des causes régulières et permanentes, en atténuant de plus en plus celle des causes irrégulières et fortuites.’ » Nous pourrions chercher à savoir dans quelle mesure cette sorte de loi des compensations quasi naturelle, à laquelle, en 1836, A. A.Cournot fait référence, constitue un obstacle épistémologique à la compréhension et au développement de la statistique. Ainsi cette posture épistémologique permet de donner un certain sens à la notion de moyenne dont l'algorithme de calcul est conçu pour neutraliser les fluctuations dues aux causes fortuites lors de la mesure. Mais elle peut aussi en limiter la généralisation nécessaire à sa conceptualisation. Nous pensons alors à d'autres moyennes telles que moyenne harmonique, moyenne géométrique, moyenne quadratique... Un questionnement analogue concerne la notion de probabilité, avec la prégnance du modèle fréquentiste (dominant au XIXème s., et même jusqu'en 1933, année de la publication de la théorie de Kolmogorov 138 ) dans lequel la probabilité n'est autre que la fréquence.
La formation de l'esprit statistique doit donc s'inscrire dans une dynamique qui permet aux êtres humains de se confronter aux obstacles — épistémologiques ou autres — au développement de la statistique en tant que science. Elle intègre une attitude de vigilance dans l'usage instrumental de la statistique dont Cournot disait déjà en 1836 que (Cournot 1984) : ‘« De nos jours (...) la statistique a pris un développement en quelque sorte exubérant ; et l'on n'a plus qu'à se mettre en garde contre des applications prématurées et abusives qui pourraient la décréditer pour un temps’ », ajoutant que la conséquence dommageable serait de : ‘« retarder l'époque si désirable où les données de l'expérience serviront de bases certaines à toutes les théories qui ont pour objet les diverses parties de l'organisation sociale. ’» Dans cette opinion d'une étonnante actualité, nous mettons cependant en question aujourd'hui le caractère certain de telles bases, et nous dirions plutôt que les données de l'expérience traitées adéquatement et pertinemment par une approche statistique fournissent des bases utiles, valides ou fiables aux théories qui y recourent.
Au travers du chapitre [1997c], nous avons tenté d'y expliciter ce que nous concevons par l'esprit statistique et sa formation. Nous postulons que cette dernière n'est pas le résultat du développement naturel de l'être humain. L'esprit statistique n'est pas un don.
La formation de l'esprit statistique se caractérise aussi par la nature du rapport à l'incertitude et à l'erreur. Ces dernières sont considérées comme inhérentes à tout acte de prise de décision. La formation de l'esprit statistique est instrumentée par une conceptualisation du risque encouru dans une prise de décision et par des modélisations de son contrôle, ne laissant plus l'exclusivité à une compréhension ou une explication fondées sur une conceptualisation spontanée du hasard et du déterminisme, voire du fatalisme.
La conclusion d'un rapport, réalisé en 1959 par la commission sur l'enseignement des mathématiques aux U.S.A., nous apporte encore des éléments pour la construction de l'idée d'esprit statistique. Ainsi nous y avons relevé ces propos : ‘« Si les mathématiques ont trait à des situations où les faits peuvent être déterminés, elles donnent aussi les moyens d'étudier, de comprendre et de maîtriser l'incertain. Parmi les plus récentes applications des mathématiques, beaucoup font appel à la théorie des probabilités et au raisonnement statistique. (...) La pensée statistique joue un rôle croissant dans la vie quotidienne des adultes instruits. L'initiation à la pensée statistique est un complément important à l'initiation à la pensée déductive.’» Ce point de vue se retrouve aussi dans le contexte européen au travers des propos suivants : ‘« L'induction statistique doit être considérée comme une branche des mathématiques appliquées qui entre pour une part capitale dans les processus de décision conformes à l'esprit de la "méthode scientifique" et dont de très nombreux secteurs des sciences physiques et des sciences du comportement humain font un usage accru. Il faut admettre en outre que le raisonnement statistique acquiert une importance croissante dans le domaine des affaires publiques’ 139 . » Par le schéma suivant, nous tentons de résumer quelques facteurs constituant la formation de l'esprit statistique
La formation de l'esprit statistique, c'est aussi renoncer à l'usage systématique de l'idée de vérité pour chercher à maîtriser celle de vraisemblance. Nous avons essayé de traduire cette posture, au travers du chapitre [1997f] intitulé De la vérité autoproclamée à la vraisemblance reconnue. Pour cela, nous avions pris le parti de nous confronter à deux questions issues des échanges avec les étudiants :
Les réponses que nous avons apportées, sont d'ordre instrumental. Les outils conceptuels, techniques ou méthodiques de la statistique sont mis à la disposition de l'apprenant pour qu'il les acquière et les conceptualise afin de les transformer en instruments psychologiques actualisables dans le contrôle d'une classe de prises de décision en situation incertaine.
En filigrane de ces propos, figure la sollicitation de trois modes de raisonnement que sont la déduction, l'induction et l'éduction. Développer l'esprit statistique consiste en leur acquisition et en leur manipulation consciente pour conduire un raisonnement statistique et étayer l'activité d'interprétation statistique .
Quant à la pensée statistique, nous souhaiterions la replacer dans la catégorisation des modes de pensée opérée par Philippe Meirieu (Meirieu 1987) et reprise par J-Pierre Astolfi (Astolfi 1993). Cinq modes y sont recensés :
Pensée déductive | Pensée inductive | Pensée dialectique | Pensée divergente | Pensée analogique |
Au vu des caractéristiques fournies, la pensée statistique renvoie à un mode intégrant, de manière dominante, les deux modes de pensée inductive et analogique.
Caractéristiques principales de la pensée inductive | Caractéristiques principales de la pensée analogique |
Organiser les données pour chercher à les expliquer. Déborder le niveau des faits pour accéder à celui des mécanismes explicatifs. Rechercher des tendances, des régularités, des évolutions, des conservations. |
Étendre à un domaine nouveau ce qui est établi dans un autre contexte. Utiliser de manière systématique, puis critique, la comparaison et la métaphore. |
Ce mode de pensée statistique est particulièrement mis en œuvre dans l'usage des approches échantillonnales de la statistique inférentielle. Mais nous n'excluons pas pour autant l'intervention des autres modes évoqués, en périphérie du mode de pensée statistique, dans le cours d'une étude.
Enfin, pour faire transition à l'idée d'éducation statistique, nous pensons que l'esprit statistique est à la fois un esprit de rigueur et un esprit de tolérance par le recours même à des propositions jugées vraisemblables non plus vraies, au moyen de méthodes explicites.
voir les débats au sein de l'I.I.S./I.S.I. à la fin du XIXème siècle et au début du XXème (Droesbeke et al. 1987 pp. 3-17)
Dans son ouvrage (Popper 1988 Appendice II p.323-324) La logique de la découverte scientifique, K.R. Popper aborde, en 1938, cette problématique d'une théorie mathématique des probabilités. Dans l’appendice II, à propos de la note sur la probabibilité publiée en 1938 dans Mind, sous l’intitulé : « Un ensemble d’axiomes indépendants pour la théorie de la probabilité. »il précise qu'il n'avait pas encore eu connaissance de la théorie de Kolmogorov. Il considère d’ailleurs que le système d’axiomes de Kolmogorov comme une des interprétations de son propre système.
Séminaire sur l'enseignement des mathématiques organisé en 1959 par l'Organisation Européenne de Coopération Economique.