Nous reprenons ici les idées que nous avions commencé à développer dans l'écrit [1998c]. Depuis que nous enseignons, nous avons cherché à donner un sens à la notion de méthode naturelle et à celle de tâtonnement expérimental quand il s’agissait d’enseignement-apprentissage des mathématiques pour des élèves de classe de seconde. À mesure que les années passèrent et que le capital expérientiel s’accrut, le sens de ces notions d’évident au départ s’est peu à peu obscurci. D’absolu, il est devenu relatif... . à ce jour, c’est à dire après-coup, il nous apparaît que la méthode naturelle fondée sur le tâtonnement expérimental de l’apprenant était conçue dans notre esprit comme l’unique chemin (méthode) d’accès aux connaissances mathématiques. Le caractère naturel plaçait la méthode hors de l’influence culturelle déterminée par la classe bourgeoise dominante. Voilà qui offrait une chance d’accès aux connaissances scientifiques pour les adolescents issus de la classe populaire dominée. En ce sens, notre conception de l’apprentissage était plus politique 174 que psychologique. Et qui plus est, il nous semble qu'elle a pu constituer, jusqu'à il y a une dizaine d'années, un obstacle, au sens bachelardien, offusquant d’autres perspectives. Les conséquences actuelles de cette prise de conscience sur notre propre pratique pédagogique dans les cours universitaires se retrouvent dans l’incitation permanente à interroger l’évidence, à questionner le “ce qui va de soi puisque ceci marche ainsi depuis si longtemps”.
Si le discours militant de la pédagogie Freinet pose que la méthode naturelle et le tâtonnement expérimental constituent de simples notions issues du bon sens de Freinet, livrant d’elles-mêmes leur sens, aujourd'hui, nous éprouvons le besoin intellectuel de les mettre en question.
D'une part, méthode naturelle pourrait être référée à méthode pédagogique naturelle. Mais alors, en quoi une méthode pédagogique, construction humaine, peut-elle être naturelle, c’est à dire un fait de nature ?
D'autre part, l’expression méthode naturelle référée à méthode naturelle d’apprentissage nous questionne, tout autant, s’agissant de méthode d’apprentissage, c’est à dire un cheminement par lequel se déroule le processus. En quoi serait-elle naturelle quand ce terme se rattache à l'inné ou l'hérédité ?
Pour Célestin Freinet 175 , l’idée consiste à prendre comme paradigme de développement celui naturel de la marche et celui de l'acquisition de la langue maternelle orale. Tout se passe, comme si avait eu lieu une acquisition que l'usage quotidien consacre en la nommant apprendre à marcher et à parler. De toute évidence durant les premiers mois de la vie, cet apprentissage (processus et résultat) ne se déroule en aucune façon selon les modalités scolaires en vigueur aux différentes époques historiques. Comme ce développement se déroule “naturellement” et “sans coercition” ni examens diplômant, la tentation est grande d’espérer la transposition à tous les autres apprentissages scolaires. Si l'expression méthode naturelle d’apprentissage possède une valeur heuristique propre à susciter des innovations pédagogiques alternatives aux méthodes traditionnelles dogmatiques, elle n'en soulève pas moins un problème au regard de la perspective vygotskienne que nous avons progressivement adoptée. En tout cas, dans le domaine scientifique des mathématiques et de la statistique qui nous intéresse, cette perspective de méthode naturelle s'oppose à la perspective de la psychologie du développement au sens de Vygotski. En effet, quand bien même il y est fait usage de la langue naturelle, les domaines de mathématiques et de la statistique sont constitués de systèmes formels de concepts scientifiques. La formation en mathématiques et en statistique passe par l'apprentissage de concepts scientifiques qui sont des concepts non spontanés. Or ce qu'ont mis en évidence les recherches de Vygotski, c'est que le développement des concepts scientifiques emprunte une voie opposée à celle que suit le développement du concept spontané chez l'enfant. (Vygotski 1985 p.283). En poursuivant notre critique du paradigme de l'apprentissage de la langue maternelle, nous reprenons le parallèle que Vygotski établit entre le développement des concepts scientifiques et celui d'une langue étrangère. Il écrit (Vygotski 1985 p.291) que ‘« l'assimilation d'un concept scientifique se distingue de celle d'un concept quotidien à peu près comme l'assimilation d'une langue étrangère à l'école se distingue de celle de la langue maternelle.’ » et il ajoute que le développement des concepts scientifiques est lié au développement des concepts quotidiens à peu près comme le processus de développement d'une langue étrangère est lié au développement de la langue maternelle. La conséquence pédagogique et didactique que nous en tirons, est que l'apprentissage des mathématiques et de la statistique relève plutôt d'un enseignement et qu'il ne peut être réalisé sur le modèle de l'apprentissage de la langue maternelle. Cela nous permet de franchir un pas supplémentaire pour trancher la question du naturel déjà abordée (Partie 1- 2.1.).
Quant au rapprochement des deux termes naturel et apprentissage, il suscite la question : l’apprentissage est-il naturel ?
Oui, dans le sens où l’apprentissage est un processus d’acquisition particulier et que le nouveau-né possède au moins des éléments qui permettent à ce processus de se mettre en œuvre. Mais alors à propos du développement de l’autonomie de l’apprenant, nous faisons souvent référence à l’expression apprendre à apprendre. Comment sortir du paradoxe si ce n’est en dialectisant le processus, affirmant qu’une partie du processus est développée sous l’effet d’acquis. Dans cette perspective, Jean Berbaum a conduit ses travaux sur le développement de la capacité d'apprendre (Berbaum 1991) dont il fait un des objectifs de l'action de l'enseignement. Relativement à notre thématique, ses conclusions vont dans le sens que développer la capacité d'apprendre participe de l'autonomisation du sujet, et par-delà du développement de la personne.
Non, si nous ne nous contentons pas d’isoler le terme apprentissage comme nous le verrons plus loin en évoquant le questionnement que nous lui associons.
Revenons sur l’objet de l’apprentissage auquel nous nous intéressons : les mathématiques et la statistique. Regardons en quel sens ces termes sont en usage dans le discours pédagogique. Prenons la revue Le Nouvel Éducateur 176 comme référence et essayons de comprendre à partir de l’article 177 de Monique Querier et Rémi Jacquet. Comme le titre l’indique, il est question de ‘« la méthode naturelle de mathématiques’ » et le propos vise à expliciter ce que ‘« nous’ ‘ 178 ’ ‘ entendons par méthode naturelle de mathématiques et ce qui nous différencie d’autres approches de l’enseignement des mathématiques. ’» La caractéristique essentielle énoncée dans l’introduction est que ‘« le plaisir des maths et de la recherche (en) sont les seuls moteurs.’» Cela mériterait sans doute de préciser le statut de cette assertion : opinion de militants ou fait scientifique ?
Le paragraphe suivant est intitulé “mathématiques naturelles et calcul vivant”. Cette fois, ce n’est plus la méthode qui est naturelle mais les mathématiques. De quoi parlons-nous alors ? Certes le paragraphe contient une mise en relief ‘« la méthode naturelle de mathématiques agit dans le domaine des mathématiques’» mais outre le fait qu’il serait difficile qu’elle n’agisse qu’à l’extérieur, elle ne nous éclaire pas davantage sur ce que traduit ce glissement. L’article s’achève sur un conseil de lecture d’un article intitulé cette fois : Apprentissages mathématiques naturels chez les petits 179 .
Force est de constater que nous sommes confronté à trois expressions :
Nous doutons que cela soit suffisant pour comprendre ce qui différencie l’enseignement de mathématiques selon la pédagogie Freinet des autres approches.
Revenons à la question de l’apprentissage fondé sur le tâtonnement expérimental de l’apprenant en mathématiques et en statistique.
Le point de vue de Freinet s’appuyait sur le caractère (presque) universel du processus qu’il nommait tâtonnement expérimental. La description qu’il en fait s’apparente plus à un récit poétique qu’à une description scientifique d’un fait d’observation. Cependant attirer l’attention des enseignants sur l’apprentissage était déjà un pas remarquable dans l’évolution des pratiques pédagogiques. Bien d’autres enseignants ont poursuivi cette réflexion parmi lesquels nous pouvons citer Edmond Lémery (Lémery 1983).
Notre point de vue est qu’une théorie complexifiée et actualisée reste à faire aujourd’hui. Nous avons la conviction quand il s’agit de l’apprentissage des mathématiques et de la statistique que le tâtonnement expérimental est un facteur de développement cognitif individuel tout comme le conflit socio-cognitif en est un autre.
Parmi les questions didactiques et pédagogiques auxquelles ces recherches devraient tenter de répondre, il en est une qui nous préoccupe particulièrement :
Comment, dans les conditions actuelles de l’université, un enseignant peut-il organiser des séquences didactiques permettant la mise en œuvre du tâtonnement expérimental dans l’apprentissage de la statistique par des étudiants de licence ou maîtrise de sciences de l’éducation ?
Dans le sens que nous le rattachions davantage au processus de la lutte des classes qu'à une théorie psychologique du sujet apprenant.
Freinet, C., ( 19XX) La méthode naturelle, Paris : Delachaux et Niestle
revue de l’ICEM-pédagogie Freinet
La méthode naturelle de mathématiques, pp17-18, n°81/septembre 96
les auteurs de l’article
in Le Nouvel Educateurn°54, décembre 1993