A - Définitions

Il ne s’agit bien entendu pas d’entreprendre ici une discussion sur ce vaste sujet que représentent les concepts de tradition et de modernité, et leur part respective dans la création artistique, mais, dans la mesure où ces concepts seront constamment sous-jacents à notre étude, nous voudrions surtout resituer ce problème dans la pensée du XXème siècle.

Nous emprunterons à Béatrice RAMAUT cette définition du concept de tradition : “ Le mot tradition (traditio, tradere), "remettre", "transmettre", concerne ce qui est relatif à un passé culturel. La tradition est un ensemble de manières d'écrire, d'entendre, hérité du passé : "tout ce que l'on sait ou pratique par tradition, c'est-à-dire par transmission de génération en génération à l'aide de la parole ou de l'exemple", dit Littré. [...] La tradition nécessite la mémoire, elle permet aussi à ce qui a été, d'être à nouveau. [...] La tradition délimite en outre et définit une communauté qui se reconnaît en elle. Elle est liée au familier dans un rapport qui semble sans cesse devoir se renouveler. ” 19 Dans un article intitulé “ Qu’est-ce que l’historisme musical ? ” 20 , Carl DAHLHAUS établit cependant une distinction entre ce qui relève véritablement de la ‘’tradition’’ du fait même d’un caractère ininterrompu de la continuité dans la transmission de l’héritage, et ce qui relève de la ‘’restauration’’, lorsqu’il y a tentative de renouer avec une tradition qui a été interrompue. Nous verrons effectivement que la composition pour violoncelle seul, en tant que telle, s’inscrit plutôt dans une forme de restauration, dans la mesure où elle a été totalement ignorée du XIXème siècle.

Dans ce mouvement de va-et-vient qui caractérise l'histoire, et, de la même manière, l'histoire des arts, on peut constater une alternance périodique de prise de conscience de la tradition, de volonté de s'appuyer sur un héritage plus ou moins lointain dans le temps, puis de rejet de celui-ci par désir profond d'innovation. Le XXème siècle fait apparaître deux moments ou temps forts de retour vers le passé, et donc de plus grand attachement à la tradition. Il s'agit d'une part de la période dite "néo-classique", située entre les deux guerres, et d'autre part de la période "postmoderne" dont les premiers signes apparaissent dès la fin des années soixante, et qui trouve son plein épanouissement à partir des années quatre-vingt. Mais la référence à la tradition n'implique en aucun cas un quelconque "retour à", et se présente tout simplement comme une nécessité inhérente en quelque sorte à la pensée humaine et au processus créateur, et, en dehors de ces deux courants, on peut constater, tout au long du siècle, de manière plus ou moins marquée selon les compositeurs, des traces constamment présentes de ce lien inéluctable avec le passé. C’est d’ailleurs ce que le compositeur allemand Wolfgang RIHM nous suggère à travers cette formule de “ concept dynamique de la tradition ” 21 , en affirmant que “ ‘nous ne pouvons pas abandonner la tradition, nous sommes éduqués d'une façon dialectique.’ ” 22

Cependant, alors que la Renaissance et la période baroque avaient fondé leur création artistique sur la théorie de l’imitation des Anciens, valorisant par là-même un attachement au passé culturel, le XIXème siècle a commencé, lui, à instaurer un nouveau mode de civilisation articulé sur le changement et l’innovation où la modernité devient une valeur transcendante, un modèle culturel avec sa propre logique et son idéologie. C’est d’ailleurs seulement à cette époque qu’apparaît le terme de “ modernité ”. 23 L’émergence de l’individu et du culte de la personnalité, avec l’exaltation de la singularité, de la subjectivité, de la créativité individuelle et de l’innovation engendrent alors véritablement une esthétique de rupture dont la conséquence première sera la diversité des styles et des langages. 24

Si donc, la notion de modernité apparaît bien comme une notion relativement récente, elle peut sembler, à elle seule, tout à fait emblématique de notre XXème siècle. Elle s’affirme effectivement dès la première décennie, avec quelques personnalités fortes comme DEBUSSY ou STRAVINSKY, à travers un certain nombre de mouvements tels l’expressionnisme ou le futurisme, et se traduit surtout, en musique, par la rupture importante, sur le plan du langage, que constitue la suspension des fonctions tonales. Quelques œuvres emblématiques, comme les Cinq pièces pour orchestre op.16 (1909) ou le Pierrot lunaire op.21 (1912) d’Arnold SCHOENBERG, les Six pièces pour orchestre op.6 (1912) d’Anton WEBERN, ou encore Le Sacre du printemps (1913) de STRAVINSKY, vont consacrer cette première étape, synonyme de modernité. Mais c'est en réalité juste après la seconde guerre mondiale que cette notion acquiert véritablement toute sa force de nécessité, en particulier dans le domaine qui nous intéresse, celui de la musique. Une grande partie de la production de l’immédiat après-guerre va en effet être caractérisée par cette esthétique de rupture avec ses exigences d’innovations perpétuelles. Les œuvres de cette période reflètent à l’évidence, et quel que soit leur genre, une violente remise en cause de tout ce qui avait constitué jusque là les fondements mêmes de l’œuvre musicale, et jusqu’à la notion ‘’d’œuvre’’ elle-même. Mais, comme l’affirme Michelle BIGET-MAINFROY : “ ‘L'innovation à tout prix [...] n'est pas forcément le prix à payer de la modernité. L'avant-garde inventive n'est qu'une notion de cette modernité : elle observe une politique de la table rase. La modernité peut naître, non d'une attitude prométhéenne, mais d'une réflexion critique envers le passé.’ ” 25 L'analyse de l'évolution musicale des dernières décennies de notre siècle nous montre effectivement combien même cette recherche de l’inédit et de l’inouï est devenue contestable dans l’esprit de nombreux compositeurs et certains, en particulier depuis les années 80, en dénoncent la validité comme on le perçoit à travers ces propos de Jean-Marc CHOUVEL qui n’hésite pas à parler de “ crise ” de la modernité : “ ‘La modernité comme quête de la nouveauté est sans doute amenée à tourner en rond dans des impasses successives, impasses énoncées comme autant de mots d'ordre autorisant des classifications faciles. Nouvelle consonance (en Italie), nouvelle simplicité (en Allemagne), nouvelle complexité (un peu partout)... Ces proclamations n'ont jamais donné aucune garantie quant à la pertinence musicale des œuvres qui s'en réclament.’ ” 26 Il s’avère d’ailleurs que, comme le constate Philippe DINKEL, ‘“ ...même dans les périodes d’apparente rupture avec la tradition, la mémoire artistique ne disparaît jamais complètement et finit par tempérer les audaces initiales en réintégrant des éléments issus parfois d’un passé fort ancien, mais dotés d’une signification nouvelle.’ ” 27 En effet, cette mémoire que Pierre BOULEZ désigne comme “ incernable ”, “ déformante, infidèle ” mais “ ‘qui retient de la source ce qui est directement utile et périssable’ ” 28 est totalement inhérente au processus créateur, et nul ne peut y échapper. Mais, par ailleurs, “ on sait bien que l'acte créateur, novateur ou non, inclut l'évidente contradiction selon laquelle s'il n'y a pas de création sans mémoire, il n'y en a pas non plus sans oubli. Toute œuvre significative témoigne à la fois d'une part d'héritage et d'un certain degré de rupture avec le passé. ” 29 La mémoire n’a donc pas pour seule fonction de restaurer un passé révolu, elle peut être aussi “ fondatrice de modernité ”, comme l’affirme Geneviève MATHON 30 en s’appuyant sur le concept de “ mémoire créatrice ” développé par Hugues DUFOURT dans un article qui porte ce titre. 31 Qu’elle soit “ créatrice ” ou “ restauratrice ”, la mémoire appelle à son tour un autre concept, celui de “ modèle ”. Effectivement, si dans les époques antérieures, et à des degrés divers, on sait combien ce concept a pu jouer un rôle décisif, essentiel dans l'acte de création, on peut se demander dans quelle mesure il est toujours une réalité dans la pensée des compositeurs du XXème siècle ? En effet, à la lecture de certaines déclarations 32 , en particulier dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale où l’on a pu parler d’une politique de tabula rasa, on pourrait conclure que ce concept a disparu, qu'il est totalement révolu. Mais on s'aperçoit aussi très vite, à l'étude de la production de cette même période du décalage qui existe entre les propos et les actes, et que même les œuvres de cette époque peuvent aussi révéler l’influence de certains modèles. Si ces modèles ne sont pas toujours conscients, et nombreux sont les compositeurs à avouer parfois leur propre incapacité à les discerner 33 , tous s'accordent finalement pour reconnaître qu'ils existent. Dans l’analyse qu’il fait du processus de création, Pierre BOULEZ déclare : “ ‘La mémoire accumule en nous un certain nombre de modèles, y compris, aussi bien, nos propres modèles. C’est un univers constant de références auxquelles il est très difficile d’échapper’. ” 34 La véritable difficulté à laquelle reste confronté le compositeur de notre temps est justement plutôt le nombre impressionnant de modèles, au sens large du terme, et la nécessité des choix qu'il doit obligatoirement opérer : “ ‘La bibliothèque idéale ou imaginaire nous fournit une pléthore de modèles, il nous reste l'embarras du choix et la forme de l'exploitation’. ” 35

Si on peut conclure à une existence réelle, puisque reconnue par les compositeurs, de modèles dans la création musicale du XXème siècle, la difficulté à les cerner reste souvent très grande, et lorsque le compositeur ne s'est pas clairement exprimé à leur sujet, il s’avère toujours très délicat pour l'analyste de faire une sorte de "procès d'intention". Nous n’hésiterons cependant pas à proposer dans le cours de notre travail nos propres suppositions ou suggestions, étant entendu qu’elles n’ont valeur que d’hypothèses.

Mais, comme l’affirmait déjà le peintre Egon SCHIELE, au début de ce siècle : “ ‘L'art ne saurait être moderne. L'art revient éternellement à l'origine’. ” 36 Dans toute création artistique, ces deux concepts de tradition et de modernité sont constamment imbriqués, révélant ainsi toute leur ambiguïté et c’est pourquoi nous ne souhaitons pas aborder notre sujet sous la forme d'une simple alternative, ce qui serait parfaitement réducteur, mais en envisageant notre corpus successivement sous différents angles qui pourront éventuellement, selon les cas, révéler une tendance plus forte au respect de la tradition ou, au contraire, marquer une certaine orientation vers la modernité. Encore faut-il toujours garder présent à l’esprit que ces concepts n’ont de valeur que relative, par rapport à une époque donnée. Ils sont en effet inscritsdans un déroulement temporel qui en fait des phénomènes évolutifs. 37 Ainsi, la tradition va-t-elle continuer à se construire tout au long du siècle, et certaines œuvres, au sein de notre répertoire, vont marquer des jalons importants, que ce soit par leur langage, par l'introduction de nouvelles techniques instrumentales, de nouveaux modes de jeu ou encore par la manière même de penser l'instrument. Ces œuvres constitueront à leur tour de nouveaux modèles que les compositeurs pourront avoir présents à l'esprit lorsqu'ils aborderont leur propre création. Ce sont ces “ œuvres-phares ” que nous tenterons de mettre en évidence dans le cours de notre travail.

Pour en revenir au sujet qui nous occupe, la littérature pour violoncelle seul au XXème siècle, il nous importe maintenant de savoir quels sont au juste ces modèles sur lesquels les compositeurs ont été susceptibles de se fonder et sur quelles traditions ce vaste répertoire a-t-il pu se constituer ?

Notes
19.

RAMAUT, Béatrice, “ Deux mises en scène d’une conscience de la tradition. Opera de Berio (1969) et Accanto de Lachenmann (1976) ”, Revue de musicologie tome 79 n°1, 1993, p.111.

20.

DAHLHAUS, Carl, “ Was ist musikalischer Historismus ? ”, paru dans Zwischen Tradition und Fortschritt über des Musikalische Geschichtsbewusstsein, Institut für neue Musik und Musikerziehung, Darmstadt, vol.13, Mainz, Schott, 1973.

21.

RIHM, Wolfgang, “ Tradition et authenticité ”, Entretien de Wolfgang KORB, Inharmoniques n°7, janvier 1991, p.53 : “ La tradition ne peut jamais être prise en considération, mais elle peut seulement se manifester grâce à notre travail. Pendant le processus de composition, on ne peut pas prendre en considération la tradition, sinon le processus de composition serait, le cas échéant, la tradition. J'essaie de partir du concept dynamique de la tradition : même si on ne réfléchit pas, même si on ne le fait pas consciemment, on se réfère, pendant le processus de composition, à une série d'œuvres, à une série de personnalités, d'expériences et de conceptions qui imprègnent notre propre culture, éventuellement notre propre culture nationale. ”

22.

Ibid., p.45.

23.

Cf. COMPAGNON, Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p.7 : “ Si le substantif de modernité, au sens de caractère de ce qui est moderne, apparaît chez Balzac en 1823, avant de s'identifier véritablement à Baudelaire, et si celui de modernisme, au sens de goût, le plus souvent jugé excessif, de ce qui est moderne, apparaît chez Huysmans, dans le "Salon de 1879", l'adjectif moderne, lui, est beaucoup plus ancien, selon Hans Robert Jauss qui a retracé son histoire ; modernus apparaît en bas latin à la fin du Ve siècle, venu de modo, "tout juste, récemment, maintenant". Modernus désigne non pas ce qui est nouveau, mais ce qui est présent, actuel, contemporain de celui qui parle. Le moderne se distingue ainsi de l'ancien ou de l'antique, c'est-à-dire du passé révolu de la culture grecque et romaine. ”

24.

Cf. DUFOURT, Hugues, “ La mémoire créatrice ”, Inharmoniques n°4, septembre 1988, p.98 : “ La modernité a cultivé les divergences de style, elle a accueilli les suggestions de l'époque et s'est éparpillée en partialités exclusives dont les caractères idiomatiques sont trop accusés pour pouvoir prétendre à une signification historique à grande échelle. ”

25.

BIGET-MAINFROY, Michelle, “ D’une modernité à l’autre ”, Les Cahiers du C.I.R.E.M. n°30-31, déc. 1993-mars 1994, p. 54.

26.

CHOUVEL, Jean-Marc, “ L'avenir de la modernité ”, Doce Notas preliminares n°1 (1997), p. 133.

27.

DINKEL, Philippe, “ Quelques aspects de l’émergence du néoclassicisme au XXème siècle ”, Contrechamps n°3, septembre 1984, p.8.

28.

BOULEZ, Pierre, “ La Vestale et le Voleur de feu ”, Jalons (pour une décennie), dix ans d’enseignement au Collège de France (1978-1988), Paris, Chr. Bourgois, 1989, p.441.

29.

JIMENEZ, Marc, “ Editorial : Mémoire et création ”, Inharmoniques n°4, septembre 1988, p.4-5.

30.

MATHON, Geneviève, “ (Post-) Modernités ”, Les Cahiers du CIREM n°30-31, décembre 1993 -mars 1994, p.100 : “ La mémoire, comme référence, demeure essentielle puisque, à partir d'elle, il peut y avoir transgression. Il s'agit d'une "mémoire créatrice", "fondatrice de modernité" et qui s'oppose à la première "restauratrice". ”

31.

DUFOURT, Hugues, “ La mémoire créatrice ”, op. cit., p.72 à 105.

32.

Cf. BOULEZ, Pierre, Par volonté et par hasard. Entretiens avec Célestin Deliège, Paris, Seuil, 1975, p.159 : “ Le phénomène de l’héritage n’est plus important pour moi. ”

33.

BOULEZ, Pierre, “ La Vestale et le Voleur de feu ”, op. cit., p.440 : “ De toute façon, analyses exactes et explications rationnelles ne sont qu’une façon de camoufler l’ignorance profonde dans laquelle nous sommes des filiations réelles, plus difficiles à déceler, plus volatiles, changeantes avec le temps qui les examine. ”

34.

BOULEZ, Pierre, “ La composition et ses différents gestes ”, Jalons (pour une décennie), op. cit., p.113.

35.

BOULEZ, Pierre, “ La vestale et le voleur de feu ”, op. cit., p.437.

36.

Cité par FERON, Alain, “ De la tradition et de la modernité ”, Cahiers Perspectives n°1, Musique d'aujourd'hui, Arles, Actes Sud, mars 1987, p. 27.

37.

BIGET-MAINFROY, Michelle, “ D'une modernité à l'autre ”, op. cit., p.47 : “ Toute "nouvelle musique" critique une autre musique, une "musique traditionnelle". Toute "modernité" déséquilibre des convictions, conteste des acquis. ”