B - Quelles traditions pour notre répertoire ?

La première question qui se pose lorsque l’on aborde notre sujet est bien sûr : en quoi consiste donc la tradition de ce répertoire pour violoncelle solo au début de notre XXème siècle ? Et la première constatation qui s’impose est qu’il s’agit en fait d’une tradition très restreinte si l’on se réfère exclusivement au répertoire composé pour ce medium instrumental dans les siècles passés.

Bien que l'instrument lui-même soit né au début du XVIème siècle, il faut rappeler que, pendant pratiquement toute la période baroque, sa fonction principale a été d'accompagner les autres instruments ou les voix dans un rôle de soutien harmonique qu'exigeait l'écriture nouvellement mise au point. Les premières pièces composées pour le violoncelle seul apparaissent dans le dernier tiers du XVIIème siècle, et Dimitry MARKEVITCH 38 fait remarquer à juste titre que, quand le violoncelle commence à émerger comme instrument soliste, entre 1660 et 1730, les compositions les plus significatives sont précisément celles pour violoncelle non accompagné. Il convient d’ailleurs de signaler à ce sujet que, bien que le terme de Violoncello apparaisse dès 1665, dans une composition de Guido ARRESTI, la terminologie concernant cet instrument reste encore pendant longtemps très imprécise, et d’autres termes tels Basso ou Violone, peuvent jusqu’au début du XVIIIème siècle, en particulier en Italie, désigner le violoncelle, comme on le remarquera à travers les titres des œuvres qui vont suivre.

C’est en Italie du Nord, berceau du développement de la musique instrumentale, que naissent les premières œuvres pour violoncelle solo. On trouve en effet à la Bibliothèque Estense de Modène le manuscrit de deux pièces de Giuseppe COLOMBI (1635-1694) vraisemblablement composées autour de 1660-70 : une Chiacona a Basso solo 39 et une Toccata da Violone solo 40 . Cette même Bibliothèque de Modène possède aussi le manuscrit des Partite sopra diverse Suonate per il Violone e per il Violino 41 du compositeur et violoncelliste Giovanni Battista VITALI (c.a. 1644-1692). Quant aux premières pièces publiées, ce sont les 12 Ricercate op.1 de Giovanni Battista degli ANTONII 42 (1660-1697?) qui ont été imprimés à Bologne en 1687. 43 Ils seront suivis, en 1689, par la composition des 7 Ricercari de Domenico GABRIELLI 44 (1659-1690), lui-même violoncelliste, appartenant à cette brillante école de violon de Bologne, foyer de l'essor de la musique instrumentale en Italie dans cette deuxième moitié du XVIIème siècle. En 1691, enfin, un autre violoncelliste-compositeur, Domenico GALLI 45 , écrit un recueil de douze sonates pour le violoncelle seul, sous le titre de Trattenimento musicale 46 , dont le manuscrit est aussi conservé à la Bibliothèque Estense de Modène. Toutes ces œuvres traduisent clairement la volonté de leur compositeur de faire du violoncelle un instrument tout à fait autonome, au même titre que le violon, et d’exploiter principalement ses qualités fondamentales qui sont de nature mélodique, même si une certaine recherche de polyphonie transparaît aussi parfois à travers quelques unes de ces pièces, en particulier dans la Chiacona a Basso solo de Giuseppe COLOMBI et dans les Ricercari de Domenico GABRIELLI.

Le XVIIIème siècle élargit la sphère géographique de développement du répertoire pour violoncelle seul, mais réduit à trois compositeurs cette production : en Italie, le violoncelliste Francesco SCIPRIANI (1678-1753) donne à Naples aux environs de 1730 ses 12 Toccate a solo 47 ; en France, Joseph BODIN DE BOISMORTIER (1691-1755) publie en 1732 une Suite de pièces que l'on peut jouer seul op.40 48 ; mais c'est en Allemagne que Jean-Sébastien réalise, vraisemblablement autour de l’année 1720 49 , le chef-d'œuvre incontesté de tout ce répertoire, les Six Suites a Violoncello solo senza Basso 50 qui ne connaîtront leur première publication que cent ans plus tard, en 1825, par l'éditeur de Leipzig, H. A. PROBST. Ces Six Suites, qui se conforment au modèle de la Suite de danses alors en vigueur, présentent surtout, par rapport aux œuvres évoquées plus haut, une avancée significative sur le plan de l’écriture dans la mesure où J.S. BACH, comme dans les œuvres qu’il destine à la même époque au violon solo (Sonates et Partitas), réussit à donner une véritable dimension polyphonique à un instrument dont la facture et la technique privilégiaient avant tout le jeu monodique. Les techniques d’écriture déployées par J.S. BACH, nous le verrons, ont été en grande partie reprises par les compositeurs du XXème siècle.

Ces œuvres de BACH ont une valeur tout à fait unique puisqu’après elles et pendant tout le XIXème siècle, le répertoire destiné au violoncelle seul ne semble quasiment plus exister en dehors de pièces purement pédagogiques, composées par des instrumentistes virtuoses, comme les 12 Caprices op.7 du violoncelliste français Auguste FRANCHOMME (1808-1884) ou les 12 Caprices op.25 de l'Italien Alfredo PIATTI (1822-1901), alors que, paradoxalement, l'intérêt des compositeurs romantiques pour cet instrument ne fait que se renforcer, mais ceci d'une part au profit de la sonate pour violoncelle et piano, qui permet l'expression dialoguée des sentiments, ou d'autres pièces de genre dans cette même formation, et d'autre part au profit du concerto qui favorise une exploitation plus poussée de la virtuosité instrumentale, tout en permettant, par le biais de l'orchestre, des effets de couleurs, par la diversité des timbres instrumentaux, et de plus riches contrastes de dynamique, par l'importance même de la masse orchestrale.

Même si le répertoire du violoncelle soliste (et non pas seulement solo, c'est-à-dire englobant aussi les genres du Concerto et de la Sonate accompagnée) n'est pas très abondant jusqu'au début de notre siècle, l'instrument s'est malgré tout forgé une esthétique liée à certaines de ses qualités particulières, dont la principale est sans doute sa proximité avec la voix humaine, et par là même, sa vocation à "chanter". Le XIXème siècle avait d’ailleurs tout particulièrement, et on peut dire presqu'exclusivement, exploité cette veine. Dans son étude sur la musique pour violoncelle en France au XIXème siècle 51 , Michel DAUPS insiste sur cette constante, que ce soit à travers les propos tenus sur les interprètes ou encore dans les critiques d'œuvres créées à cette époque, mais cette particularité n'est bien entendu pas limitée à la sphère de la musique française et l’auteur conclut d’ailleurs sur une évocation des quatuors à cordes de BEETHOVEN : “ ‘Dans les quatuors, depuis l'admirable thème qui débute le VIIème jusqu'aux périlleuses interventions du XVème quatuor, le violoncelle s'affirme comme l'instrument du chant grave et passionné’. ” Cette conception de l’instrument constitue donc bien un autre aspect de la tradition qu’il convient de prendre en compte et nous essaierons de voir à travers notre répertoire dans quelle mesure elle demeure encore présente chez les compositeurs du XXèmesiècle.

Mais, à une époque comme la nôtre, où les artistes se nourrissent à toutes les sources d'inspiration avec lesquelles ils peuvent être en relation, et elles sont nombreuses étant donné les moyens de connaissance de plus en plus importants, on ne peut absolument plus parler "d'une" tradition, mais plutôt d'une multiplicité de traditions. Celles-ci peuvent bien sûr être issues de la musique savante occidentale, et c’est ainsi que certains genres élaborés dans les siècles précédents, tels que la Suite ou la Sonate, tiennent encore une place importante dans le répertoire qui nous occupe. Mais elles peuvent aussi prendre leur source dans les musiques populaires, européennes ou extra-européennes. La musique populaire d'Europe centrale a en effet particulièrement marqué le répertoire pour violoncelle seul, et ceci à travers une œuvre majeure, produite très tôt dans le siècle, la Sonate op.8 du compositeurhongrois Zoltan KODALY, composée en 1915. Ce chef-d’œuvre va jouer sans aucun doute un rôle très important dans le développement de notre répertoire et exercer, lui aussi, bien vite une fonction de ‘’modèle’’. Par ailleurs, comme cela peut être constaté sur l’ensemble de la musique composée au XXème siècle, les traditions musicales extra-européennes font elles aussi maintenant partie du patrimoine de nombreux compositeurs, qu’elles aient été assimilées durant une enfance vécue au sein de cet univers, ou qu’elles soient acquises plus tardivement à travers une recherche motivée par quelque passion. Nous le verrons, une part non négligeable de notre répertoire fait référence, de manière plus ou moins précise, à tout ce patrimoine.

En conclusion, même si le répertoire pour violoncelle seul des siècles passés n’offre pas, en tant que tel, une abondance de ‘’modèles’’, il nous faut bien sûr retenir d’emblée celui que constituent les Six Suites de J.S. BACH comme fondateur d’une part importante de toute cette production, même si d’autres œuvres, au cours du siècle, seront à leur tour susceptibles d’exercer cette fonction. Et c’est donc un aperçu de l’ensemble de ce répertoire composé au XXème siècle, et de ses œuvres majeures, que nous souhaitons donner maintenant afin de montrer, d’une part, quelle a été son évolution quantitative au cours des décennies et, d’autre part, dans quelle mesure il a intégré l’apparition de nouveaux langages.

Notes
38.

MARKEVITCH, Dimitry, The Solo Cello, op. cit., Préface, p.6.

39.

COLOMBI, Giuseppe, Chiacona a Basso solo, Ms. s.d., in-fol., Mus. E. 350.

Cette brève pièce (deux pages de musique de format in folio), en FA M., à 3/4, est notée assez rapidement, omettant très souvent les barres de mesure. Le thème de chaconne (4 mesures cadentielles) est varié 16 fois. Les variations sont principalement d’ordre rythmique, mais aussi dans l’écriture qui devient harmonique dans certaines variations (6ème, 8ème, 12ème, 13ème) par l'emploi des doubles cordes, et même contrapuntique dans la 15ème variation (entrée en imitation du motif à la quarte inférieure) qui atteint un registre déjà élevé pour l'époque (Fa3) aboutissant à un accord de trois sons déployé sur un large ambitus (2 octaves).

40.

COLOMBI, Giuseppe, Toccata da Violone solo, Libro 17°, Ms. s.d., in-4, Mus. F. 286.

D’écriture beaucoup moins soignée que le précédente (sur portées tirées à la main, ne comportant plus aucune barre de mesure dès la troisième page), cette pièce (en DO M., à 4/4) pourtant plus ambitieuse dans ses dimensions (40 pages en recto-verso de format in-4) est inachevée : elle s'interrompt sans cadence et laisse encore quatre pages de portées vierges.

41.

VITALI, Giovanni Battista, Partite sopra diverse Suonate per il Violone e per il Violino, Ms. s.d., in-fol. picc., Mus. E. 244.

Le recueil, de reliure cartonnée, comprend deux parties : la première notée en clé de Fa contient les 10 pièces destinées au Violone (24 pages en recto-verso) et la deuxième en clé de Sol, celles destinées au violon. Les pièces pour Violone sont les suivantes : Toccata (DO M.) ; Ruggiero per la lettera B (DO M.) ; Bergamasca per la lettera B (DO M.) ; Chiacona per la lettera B (DO M.) ; Capritio sopra otto figure (SIb M.) ; Capritio sopra li cinque tempi (FA M.) ; Passa Galli per la lettera E (Ré m.); Capritio (DO M.) ; Passo, e mezzo per la lettera D (La m.) ; Passo, e mezzo per b quadro sopra la lettera B (DO M.). L’écriture est exclusivement monodique (aucun emploi de doubles cordes) sur un ambitus généralement limité à deux octaves (Do1-Do3) avec de rares incursions jusqu’au Ré3 ou Mi3.

42.

Pour de plus amples renseignements sur ce compositeur et une analyse de cette œuvre, lire KINNEY, op. cit., vol.1, ch. III, p.193 à 228 .

43.

KINNEY, op. cit. , dans le vol.3 de son ouvrage (p.2 à 39), donne une édition critique de ces pièces. Il en existe aussi une édition moderne publiée par Zanibon en 1976.

44.

Le manuscrit original de ces pièces est aussi conservé à la Bibliothèque Estense de Modène sous la cote : Mus. G. 79. Le titre complet en est : Ricercari per Violoncello solo, con un Canone a due Violoncelli, e alcuni ricercari per Violoncello e B. C.

Lire à leur sujet KINNEY, op. cit., vol.1, ch. IV, p. 229 à 268. On trouvera aussi l'édition critique de cette œuvre dans le vol.3, p.40 à 59.

Quant à l'édition moderne, établie d'après le manuscrit autographe, elle est publiée par B. Schott's Söhne, Mainz, en 1975, sous le titre : GABRIELLI Domenico, Sieben Ricercari für Violoncello solo.

45.

Les dates de naissance et de mort de ce compositeur restent inconnues, mais il semble qu'il ait vécu à Modène à la fin du XVIIème siècle. Voir à ce sujet KINNEY, op. cit., vol.1, p.269-270.

46.

GALLI, Domenico, Trattenimento musicale sopra il Violoncello a Solo, Ms. s.d., in-fol., Mus. C. 81.

Le manuscrit est particulièrement soigné : reliure de cuir, ornée d'un dessin gravé d'or, feuilles dorées sur tranche, page titre et début de chaque sonate ornés d'un dessin à la plume. La dédicace à Son Altesse Sérénissime le Duc de Modène, Francesco Secondo, est datée de : Parme, 8 septembre 1691.

L’écriture de ces Sonates est uniquement monodique, mais parfois assez virtuose, dans un ambitus Do1-Mi3. KINNEY, op. cit., commente ces œuvres dans le ch. V du vol.1, p.269 à 314, mais, les jugeant de moindre intérêt musical, il ne donne une analyse, et une édition critique (vol.3, p.66 à 93) que pour les sept premières.

47.

Le manuscrit de cette œuvre est conservé à la Bibliothèque du Conservatoire de Musique San Pietro a Majella de Naples.

48.

La première édition, chez Boivin, de cette œuvre, conservée au Département de la Musique de la Bibliothèque Nationale de Paris porte le titre suivant : XL. ème Œuvre de M r . Boismortier contenant six sonates pour deux Bassons, Violoncelles, ou Violes suivies d'un nombre de pièces qui peuvent se jouer seul, & facilement.

Les éditions Litolff / Peters ont publié en 1979 Acht kleine Stücke für Fagott (Violoncello), Basso continuo ad libitum, aus op.40. Le contenu en est le suivant : Rondeau I (SOL M.) - Rigaudon I (SOL M.) - Rigaudon II (Sol m.) - Rondeau II (RE M.) - Gigue (RE M.) - Paysane (RE M.) - Rondeau III (La m.) - Gavotte (DO M.) - Menuet I (DO M.) - Menuet II (Do m.).

49.

BACH est alors maître de chapelle à la Cour du Prince Leopold d’Anhalt-Coethen pour lequel il compose une grande partie de sa musique instrumentale de chambre.

En ce qui concerne le destinataire de ces Suites, les musicologues hésitent entre le violoncelliste Christian Bernhard LINIGKE, présent dans l'orchestre de Coethen à la même époque que BACH, ou bien le célèbre violoncelliste et gambiste de la Cour de Coethen, Christian Ferdinand ABEL.

50.

Il n’existe malheureusement pas de manuscrit autographe de cette œuvre et ce titre est celui qui figure sur la copie réalisée par Anna-Magdalena BACH aux environs de 1730. Les trois autres sources manuscrites portent les titres suivants : Sechs Suonaten pour [sic] le Viola de Basso, pour la copie de Johann Peter KELLNER (c. 1726), Suiten und Preluden für das Violoncello, sur une copie anonyme de la seconde moitié du XVIIIème siècle conservée à la Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz de Berlin, et 6 Suite [sic] a Violoncello solo sur une autre copie anonyme de la même époque conservée à l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne. Au sujet de ces sources manuscrites, voir notre Annexe n°5.

51.

DAUPS, Michel, Un instrument romantique. Le violoncelle en France de 1804 à 1915, op. cit..